La version prononcée fait foi.
Allocution prononcée par le ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et aux Affaires autochtones du Québec dans le cadre du colloque« Redistribution au sein de la fédération canadienne »
Faculté de droit, Université de Toronto
(La version lue fait foi)
Lorsque Jean-François Gaudreault-Desbiens m’a fait part de son intention de m’inviter à la conférence qu’il organisait sous le thème de la Redistribution au sein de la fédération canadienne, je lui ai tout de suite indiqué mon intérêt à y participer. L’étude de cette question mérite en effet une attention de premier ordre, tant de la part des universitaires que de celle des acteurs politiques. Ayant eu la chance de réfléchir à cette question alors que j’étais dans le premier groupe, à titre de professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa — époque où j’avais d’ailleurs un peu plus de temps pour étudier ce genre de problèmes —, c’est donc bien outillé que j’ai intégré mes fonctions politiques, d’abord en 1998 comme porte-parole de l’Opposition officielle en matière de relations intergouvernementales canadiennes et, depuis avril dernier, comme ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et aux Affaires autochtones du Québec.
Permettez-moi de vous dire que la réalité concrète des relations intergouvernementales au quotidien m’a permis de saisir encore mieux toute l’ampleur des questions liées au phénomène de la redistribution au Canada ainsi que les nombreux défis qu’elle comporte pour le fédéralisme canadien. Je suis donc très heureux d’être parmi vous aujourd’hui pour vous faire part de mes réflexions à ce sujet et de la position du gouvernement que je représente.
Après avoir dit quelques mots sur le potentiel du tout nouveau Conseil de la fédération mis sur pied pour apporter des solutions consensuelles aux différents problèmes afférents à la manière dont la redistribution s’effectue à l’heure actuelle au sein de la fédération canadienne, je m’arrêterai sur la question du pouvoir fédéral de dépenser, question qui constitue, selon moi, la pierre angulaire de la dynamique des relations fédérales-provinciales.
Le 5 décembre dernier, après que le gouvernement du Québec eut proposé l’idée à la rencontre annuelle des premiers ministres de juillet, était créé, à Charlottetown, un nouveau lieu permanent d’échanges et de concertation entre les partenaires provinciaux et territoriaux : le Conseil de la fédération. Loin de moi l’idée de prétendre aujourd’hui que ce nouveau forum est la solution à tous les irritants existant au sein de la fédération canadienne. Il n’a rien d’une baguette magique. Mais il constitue la première étape, et une étape substantielle, vers l’instauration d’une nouvelle ère dans les relations intergouvernementales, une ère de renouvellement et de progrès pour la fédération canadienne.
Le Conseil de la fédération vise, dans un premier temps, à redonner aux provinces le rôle qui leur revient au sein de la fédération. L’existence des provinces comme entités autonomes et souveraines dans leurs champs de compétence est d’ailleurs ce qui différencie la fédération des autres types de gouvernement. Il ne faut jamais oublier que ce sont elles, à titre d’entités constitutives, qui ont fait le choix d’une forme fédérative de gouvernement et qui ont permis au Canada d’exister. Les provinces sont à la base du projet fédéral et elles doivent le demeurer.
Le Conseil de la fédération vise également à redonner leurs lettres de noblesse aux valeurs ayant servi de fondement à la fédération canadienne, soit le respect de la Constitution, le respect du rôle constitutionnel de chaque ordre de gouvernement et le respect des différences. Je crois malheureusement que l’on a trop souvent et trop facilement tendance à vouloir mettre de côté ces valeurs au nom de « l’intérêt national » et de prétendus motifs d’efficacité.
Concrètement, j’ai bon espoir que le Conseil permettra de renforcer les échanges entre les provinces et les territoires, et facilitera l’élaboration de positions communes, cohérentes et concertées, dans le but d’agir dans l’intérêt des citoyens, et non pas dans la perspective, comme certains commentateurs ont pu le laisser supposer, de provoquer des affrontements stériles avec le gouvernement fédéral. La démarche permettra aux provinces, d’une part, de reprendre le leadership dans leurs propres champs de compétence et, d’autre part, d’améliorer leurs rapports avec le gouvernement fédéral afin que leur point de vue soit davantage pris en compte dans les matières intéressant les deux ordres de gouvernement.
Ce que nous voulons essentiellement, avec le Conseil de la fédération, c’est qu’à terme les provinces aient une plus grande influence sur la prise des principales décisions qui affectent l’avenir du Canada et qui concernent l’évolution de notre régime fédératif.
Parmi les objectifs que poursuit le Conseil, il s’en trouve un qui est capital, en lien direct avec le thème qui nous occupe aujourd’hui, soit celui de remédier au problème criant du déséquilibre fiscal. Ce problème, comme vous le savez, a fait l’objet d’une réflexion poussée au Québec et a préoccupé la plupart des provinces canadiennes au cours des dernières années. Rappelons que le Rapport de la Commission sur le déséquilibre fiscal, mise sur pied en 2001 par le gouvernement du Québec, a conclu à l’existence d’un important déséquilibre fiscal entre le gouvernement fédéral et les provinces, et ce, sur la base de plusieurs études, dont une du Conference Board of Canada. Une mise à jour de cette étude, faite à l’été 2002 par le même organisme et qui étendait par la même occasion son analyse à l’ensemble des provinces, arrivait à la même conclusion.
Devant un tel constat, il existe aujourd’hui un consensus au sein des gouvernements provinciaux quant à l’existence et à l’étendue du problème. C’est pourquoi les premiers ministres des provinces et les chefs de gouvernement des territoires ont convenu, lors de leur dernière conférence annuelle, de donner suite à la proposition du Québec d’établir un Secrétariat d’information et de coopération sur le déséquilibre fiscal, lequel agira sous la responsabilité du Conseil de la fédération. Le geste n’est pas anodin. Il vient d’abord rappeler au gouvernement fédéral — qui nie toujours l’existence d’un déséquilibre fiscal au Canada — que les provinces et les territoires n’ont pas l’intention de renoncer à obtenir l’argent qui leur revient de plein droit et qu’ils vont activement rechercher une solution à ce qu’ils considèrent comme un écueil majeur dans les relations intergouvernementales canadiennes.
La persistance d’un déséquilibre fiscal au Canada nuit en effet grandement à la capacité des gouvernements provinciaux d’exercer sans contraintes leurs compétences constitutionnelles. Il existe pourtant, dans les régimes fédéraux, un corollaire fondamental au principe que chaque ordre de gouvernement doit être souverain dans ses champs de compétence : celui voulant qu’il doive aussi pouvoir disposer des ressources financières nécessaires pour assumer les responsabilités qui lui sont attribuées par la Constitution.
L’actuelle répartition des ressources fiscales entre les deux ordres de gouvernement a pour effet de donner au gouvernement fédéral des moyens financiers considérables, comparativement à ses responsabilités, et d’ainsi accentuer sa propension à agir dans des domaines qui ne relèvent pas de ses compétences constitutionnelles, souvent même par des initiatives directes et unilatérales. En outre, cet avantage fiscal l’invite à assortir les transferts financiers consentis aux provinces de conditions qui limitent leur pouvoir d’intervention et qui, très souvent, ne respectent pas leurs besoins, leurs priorités et leurs particularités.
C’est en invoquant un soi-disant pouvoir de dépenser que le gouvernement fédéral s’autorise à agir de la sorte. Le déséquilibre fiscal étant de plus en plus important, le gouvernement canadien a de plus en plus recours à cette justification. En retour, l’utilisation de plus en plus fréquente de son pouvoir de dépenser lui permet de justifier le maintien de la fiscalité fédérale à son niveau actuel et d’ainsi perpétuer le déséquilibre avec les provinces. Le pouvoir fédéral de dépenser et le déséquilibre fiscal s’alimentent ainsi mutuellement.
La pratique du gouvernement fédéral de dépenser sans égard aux champs de compétence est loin d’être sans conséquences. Elle comporte des effets négatifs considérables sur la bonne marche de la fédération. Déjà, j’ai évoqué les dépenses fédérales directes et unilatérales, de même que les conditions qui, immanquablement, accompagnent les transferts fédéraux aux provinces.
Ces conditions permettent au gouvernement fédéral, selon le cas, d’établir, d’orienter ou d’harmoniser, en fonction de sa conception de ce qui constitue l’intérêt public, des mesures et programmes qui devraient pourtant, selon la Constitution, relever exclusivement des provinces. En outre, le fait même pour le gouvernement fédéral de décider d’investir dans un domaine plutôt que dans un autre a très souvent pour effet de forcer la main des provinces dans l’établissement de leurs propres priorités. En conséquence, les dépenses fédérales relatives à des domaines de compétence provinciale empêchent ces dernières d’exercer pleinement leurs compétences, notamment dans des domaines clés comme l’éducation, la politique familiale et la santé.
Tout cela m’amène à vous dire que, à l’heure actuelle, la grande majorité des sources de désaccord et de friction dans les relations entre les deux ordres de gouvernement du Canada proviennent d’une manière ou d’une autre de l’exercice du pouvoir fédéral de dépenser et de la situation de déséquilibre fiscal qui permet précisément au gouvernement fédéral d’avoir si fréquemment recours à ce prétendu pouvoir. Il m’apparaît donc fort important que l'on s’interroge sur les fondements de ce fameux pouvoir, qui ne figure pas explicitement dans la Constitution et qui constitue un élément de dysfonctionnement majeur au sein de la fédération canadienne.
D’emblée, il paraît important de définir la notion du pouvoir fédéral de dépenser. De manière très simple, tous les États ont nécessairement la faculté de dépenser l’argent qu’ils perçoivent, en taxes et en impôts, afin de permettre la mise sur pied de services et d’infrastructures pour satisfaire aux besoins de la population. Cela est implicite dans leurs fonctions et constitue en fait, de nos jours, la majeure partie de l’action gouvernementale.
Au Canada, cependant, ce pouvoir a donné naissance à une grande controverse. Au fil des ans, le gouvernement fédéral a développé une pratique consistant à dépenser à sa guise les fonds publics, aussi bien dans ses propres champs de compétence que dans ceux des provinces. Selon moi, dans ce dernier cas, il s’agit d’un usage éminemment discutable du pouvoir de dépenser, ne serait-ce qu’à la lumière du principe fédéral.
Car, ne nous y méprenons pas, il existe bel et bien un « bon » pouvoir fédéral de dépenser. En effet, lorsqu’il s’exerce dans les champs de compétence fédérale, lorsqu’il poursuit des objectifs expressément prévus par la Constitution et pour lesquels le gouvernement fédéral possède une responsabilité reconnue, comme c’est le cas pour la péréquation, le pouvoir fédéral de dépenser est tout à fait valide. Toutefois, cette conception est loin d’être celle prônée par le gouvernement fédéral, qui voit plutôt dans le pouvoir fédéral de dépenser un instrument qui n’est « nullement limité par le partage des compétences », l’expression étant tirée mot pour mot des procédures judiciaires du gouvernement fédéral dans la cause portant sur la constitutionnalité des surplus de l’assurance-emploi intentée par des syndicats québécois, présentement devant la Cour d’appel du Québec1.
Les gouvernements successifs du Québec n’ont jamais admis l’existence juridique d’un tel pouvoir et ils ont constamment dénoncé les interventions d’Ottawa le mettant en pratique.
D’ailleurs, en 1937, dans le Renvoi relatif à l’assurance-chômage2, le Comité judiciaire du Conseil privé a rejeté de manière on ne peut plus claire la prétention du gouvernement fédéral voulant que, par son pouvoir de taxer, il puisse constituer un fonds dont il puisse disposer comme il l’entend en vertu de son pouvoir relatif à la propriété publique. Le gouvernement fédéral était allé jusqu’à plaider expressément, comme il le fait encore de nos jours, que le Parlement fédéral n’était pas limité dans l’appropriation des fonds publics par le partage des compétences : « Parliament is not confined in the appropriation of the funds to objects which are within the enumerated heads of s. 91 of the British North America Act ». C’était en réalité son principal argument pour défendre la validité constitutionnelle de son tout premier régime d’assurance-chômage, et l’essentiel de l’avis du Conseil privé a consisté à disposer de cet argument.
Dans ses motifs, Lord Atkin expliqua que le fait qu’une mesure soit financée par le pouvoir fédéral de taxer et qu’elle consiste à disposer de fonds publics ne la rend pas forcément constitutionnelle; encore faut-il se demander quel en est le caractère véritable (« the pith and substance »). Et comme, dans le cas en question,le caractère véritable de la mesure était clairement du ressort de la compétence provinciale en droit privé, elle fut jugée inconstitutionnelle.
Permettez-moi de citer un extrait particulièrement pertinent de l’avis, qui mérite de retenir notre attention :
[…] langAssuming that the Dominion has collected by means of taxation a fund, it by no means follows that any legislation which disposes of it is necessarily within Dominion competence.
It may still be legislation affecting the classes of subjects enumerated in s. 92, and, if so, would be ultra vires. In other words, Dominion legislation, even though it deals with Dominion property, may yet be so framed as to invade civil rights within the Province, or encroach upon the classes of subjects which are reserved to Provincial competence. It is not necessary that it should be a colourable device, or a pretence. If on the true view of the legislation it is found that in reality in pith and substance the legislation invades civil rights within the Province, or in respect of other classes of subjects otherwise encroaches upon the provincial field, the legislation will be invalid. [ Et le Conseil privé conclut :] To hold otherwise would afford the Dominion an easy passage into the Provincial domain.3
Rappelons que c’est à la suite de cet avis que le gouvernement fédéral et les provinces, qui voyaient tout de même d’un bon œil, dans le contexte de l’époque, la mise sur pied d’un régime pancanadien d’assurance-chômage, dans la mesure où ses paramètres constitutionnels étaient clairement établis, se sont entendus sur l’introduction d’une modification constitutionnelle visant à octroyer spécifiquement la compétence en matière d’assurance-chômage au gouvernement fédéral.
À ce jour, le Renvoi relatif à l’assurance-chômage demeure le seul précédent jurisprudentiel d’un tribunal de dernier ressort dont la ratio porte sur la question de l’existence ou non d’un pouvoir fédéral de dépenser relativement à des objets de compétence provinciale. En effet, depuis cette décision de principe, étrangement souvent passée sous silence par les tenants d’une conception du pouvoir fédéral de dépenser non soumise au partage des compétences, il semble qu’aucune décision judiciaire d’un tribunal de dernier ressort n’ait porté précisément sur cette question, et encore moins renversé l’avis de 1937.
Il est vrai qu’au cours des deux dernières décennies, la Cour suprême a semblé référé à trois occasions à la notion d’un pouvoir fédéral de dépenser. Il s’agit des décisions YMHA Jewish Community Centre of Winnipeg Inc. c. Brown4, le Renvoi relatif au régime d’assistance publique du Canada (C.-B.)5 et Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général)6. Toutefois, lorsque l’on analyse de près ces décisions, on constate que les commentaires faits par les juges de la Cour suprême au sujet du pouvoir fédéral de dépenser dans ces causes sont tous de la nature de l’obiter dictum. Cela signifie qu’ils n’étaient pas liés à la solution du litige soumis au tribunal. Autrement dit, l’existence ou la non-existence d’un pouvoir fédéral de dépenser n’y fut pas formellement débattue.
Alors que ces commentaires peuvent sembler, pour certains, laisser entendre que la Cour suprême pourrait potentiellement être disposée à reconnaître une certaine forme de pouvoir fédéral de dépenser, c’est la prétention du gouvernement du Québec qu’ils ne peuvent être considérés comme ayant changé l’état du droit constitutionnel canadien.
En outre, j’aimerais indiquer que je n’y trouve pas beaucoup d’appui à une position aussi radicale que celle postulant l’existence d’un pouvoir fédéral de dépenser qui ne serait nullement limité par le partage des compétences. En fait, une telle prétention m’apparaît complètement incompatible avec un principe fondamental, que la Cour suprême du Canada a récemment réaffirmé avec beaucoup de force dans le Renvoi concernant la sécession du Québec, soit le principe du fédéralisme :
Le principe du fédéralisme est une reconnaissance de la diversité des composantes de la Confédération et de l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence. La structure fédérale de notre pays facilite aussi la participation à la démocratie en conférant des pouvoirs au gouvernement que l’on croit le mieux placé pour atteindre un objectif sociétal dans le contexte de cette diversité. Selon l’arrêt Re the Initiative and Referendum Act, [1919] A.C. 935 (C.P.), à la p. 942, le but de la Loi constitutionnelle de 1867
[TRADUCTION] n’était pas de fusionner les provinces en une seule, ni de mettre les gouvernements provinciaux en état de subordination par rapport à une autorité centrale, mais d’établir un gouvernement central dans lequel ces provinces seraient représentées, revêtu d’une autorité exclusive dans l’administration des seules affaires dans lesquelles elles avaient un intérêt commun. Sous cette réserve, chaque province devait garder son indépendance et son autonomie, assujettie directement à la Couronne.7
L’argument le plus souvent utilisé par les tenants d’un pouvoir fédéral de dépenser qui ne soit nullement limité par le partage des compétences est celui du « cadeau ». Selon cette thèse, le gouvernement fédéral serait libre de disposer des sommes qu’il a perçues et donc de faire des « cadeaux » aux provinces, et même directement aux citoyens, organismes et entreprises, sans se préoccuper de savoir si le caractère véritable de son « cadeau » concerne une compétence fédérale ou non. Évidemment, cette théorie fait complètement abstraction du fait qu’il ne saurait y avoir de « cadeaux » lorsque l’argent qui est redistribué provient des poches mêmes des contribuables. Du reste, je ne connais pas de cadeaux qui soient assortis de conditions et qui, dans certains cas, exigent même du bénéficiaire qu’il y aille de sa propre contribution financière, comme c’est le cas pour les programmes à frais partagés.
De manière un peu plus sophistiquée, les défenseurs d’un pouvoir fédéral de dépenser qui ne soit nullement limité par le partage des compétences soutiennent qu’une distinction doit être faite entre la réglementation contraignante et les actes de nature prétendument « privée », comme le fait de dépenser, de prêter ou de contracter, lesquels n’équivaudraient pas à l’exercice d’un contrôle normatif. Pour les tenants de cette école, la réglementation contraignante devrait respecter le partage des compétences, mais les actes de nature « privée », eux, en seraient soustraits. Cette distinction constitue le principal fondement de la thèse du pouvoir fédéral de dépenser illimité.
Les défenseurs de cette thèse soutiennent également l’idée que les dépenses visant les champs de compétence des provinces ne peuvent se faire qu’avec l’accord de celles-ci, ce qui les amène à déclarer que ce sont des mesures non contraignantes, car acceptées volontairement. C’est là bien mal connaître la pratique intergouvernementale canadienne. Tout d’abord, cet argument passe complètement sous silence les interventions fédérales unilatérales directes. Ensuite, même en ce qui concerne les transferts aux provinces, il faut savoir que les dépenses fédérales sont pratiquement toujours assorties de conditions, lesquelles sont certainement de la nature d’une contrainte normative. L’idée de l’acceptation volontaire fait également complètement abstraction de l’important déséquilibre fiscal avec lequel les provinces doivent présentement composer. Celles-ci, compte tenu de la nature de leurs compétences, ont des besoins croissants et ne peuvent se permettre de refuser des ressources fiscales qui devraient théoriquement leur revenir. De plus, dès lors qu’une seule province accepte l’argent et les conditions du gouvernement fédéral, les autres n’ont guère d’autre choix que de faire de même, si elles ne veulent pas pénaliser leurs contribuables.
Certains avancent que le pouvoir fédéral de dépenser doit exister pour réduire les disparités entre les différentes provinces canadiennes. Or, il s’agit là de l’objet même du système de péréquation, lequel constitue incontestablement, comme je le mentionnais précédemment, un exercice valide du pouvoir fédéral de dépenser, car il est prévu expressément à l’article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il en va toutefois différemment d’une mesure dont le caractère véritable relève des compétences provinciales, tel que vient d’ailleurs tout juste de le rappeler la Cour d’appel du Québec dans le Renvoi sur les congés parentaux. Ce test du « caractère véritable » d’une mesure est le test fondamental en matière de partage des compétences dans notre droit constitutionnel; il a fait ses preuves au cours des années et c’est celui auquel le Conseil privé a eu recours en 1937, lequel, aux yeux de cette cour, doit trouver application en matière de dépenses fédérales, comme pour toute autre forme de mesure. En s’interrogeant sur le but de la mesure et sur ce qu’elle vise véritablement à accomplir, ce test permet de distinguer et de traiter différemment les cas de simple redistribution de ceux où l’intention du gouvernement fédéral va plus loin et consiste en réalité à poursuivre des objets provinciaux.
Selon les tenants de la thèse d’un pouvoir fédéral de dépenser illimité, ce test ne serait plus celui qui devrait être suivi. En effet, ceux-ci semblent s’intéresser à la forme plutôt qu’à l’objet d’une mesure. Ainsi, dès lors qu’une mesure prendrait la forme d’une dépense, d’un contrat ou d’un service, elle serait valide et donc à l’abri du contrôle constitutionnel du partage des compétences. Ce changement de test paraît encore une fois découler de la fameuse distinction proposée entre le rôle du gouvernement à titre d’acteur public et son rôle à tire d’acteur privé. Suivant cette pensée, la réglementation contraignante devrait être soumise au respect du partage des compétences, alors que les actes de la nature de ceux qu’un acteur privé pourrait techniquement poser, comme les actes de dépenser, contracter ou fournir un service, ne le seraient pas et, en les posant, le gouvernement fédéral, acteur privé, n’aurait pas à se préoccuper de la conformité de sa mesure avec les dispositions de la Constitution, comme si la mise sur pied de programmes ne s’inscrivait pas dans la vocation publique de l’État! Nous aurions en quelque sorte un fédéralisme partiel dont les règles ne s’appliqueraient qu’à certains types d’actes gouvernementaux bien précis.
Je dois vous dire que je n’ai encore jamais entendu quelqu’un proposer la même distinction public/privé pour l’application de cette autre série de normes constitutionnelles qu’est la Charte canadienne des droits et libertés. Pourrait-on imaginer qu’une mesure proposée par l’un ou l’autre ordre de gouvernement, qui serait essentiellement une dépense, par opposition à une mesure de contrainte législative classique, ne soit pas assujettie à la Charte? Par exemple, le gouvernement fédéral pourrait-il prétendre avoir le pouvoir d’établir un programme de dépenses visant à offrir des prestations de vieillesse qui ne bénéficierait pas également à tous et ce, sans que les tribunaux ne puissent en vérifier la conformité avec les droits garantis par la Charte? Pourquoi alors devrait-il y avoir une différence entre la portée juridique de la Charte et celle du partage des compétences?
En outre, peut-on vraiment effectuer une distinction entre mesure de dépense et mesure de contrainte, ou encore entre un acte public et un acte privé, quand les revenus de l’État proviennent des taxes et impôts qu’il prélève? Comment arriver à tracer la ligne entre ce qui constitue une mesure de dépense et une mesure de contrainte quand on est en présence de conditions qui en réalité ne laissent guère de choix? La mesure de dépense ne trouve-t-elle pas toujours son fondement dans une loi votée par le Parlement? Toutes les lois ne sont-elles pas assujetties au contrôle constitutionnel?
Cette distinction n’est-elle pas d’autant plus inappropriée, compte tenu des responsabilités modernes de l’État, lequel a vu, avec l’avènement de l’État-providence, la sphère des lois de pure contrainte se rétrécir considérablement au profit de mesures prenant la forme de dépenses et de services à la population propres aux responsabilités sociales accrues de l’État? N’est-il pas inacceptable et illogique de penser que ce qui constitue désormais la majeure partie de l’action gouvernementale devrait être soustrait au contrôle constitutionnel du partage des compétences?
Finalement, qu’en est-il de l’imputabilité des gouvernements, fondamentale quant au principe du gouvernement responsable, face à la pratique voulant que l’on puisse, grâce à l’argent, ignorer le partage des compétences? N’est-il pas essentiel dans un régime fédéral que les citoyens puissent comprendre clairement de qui relèvent les gestes qui les affectent dans leur vie quotidienne?
J’ai pour ma part beaucoup de mal à concilier l’idée d’un pouvoir fédéral de dépenser qui ne soit nullement soumis au partage des compétences avec les valeurs à l’origine de la fédération canadienne. Une telle conception des choses ne va-t-elle pas à l’encontre même de l’esprit fédéral? L’exercice d’un tel pouvoir de dépenser ne revient-il pas, en effet, à permettre au gouvernement fédéral de faire indirectement ce que la Constitution est censée l’empêcher de faire directement? Un tel état des choses est-il normal dans un régime constitutionnel qui se respecte?
À la lumière de ce qui précède, il convient sans doute de rappeler que ces nombreuses questions se sont également posées dès la mise sur pied des premiers programmes fédéraux dans les champs de compétence des provinces et qu’un débat n’a pas tardé à s’engager chez les juristes quant à la constitutionnalité de telles actions. À cet égard, il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de mentionner que Pierre-Elliott Trudeau lui-même, avant son entrée en politique, écrivait que le gouvernement fédéral devait « s’assurer qu’il ne prélevait pas des taxes pour la partie de l’intérêt public qui ne relevait pas de sa compétence » 8 . Il écrivait aussi « [...] compte tenu que les mêmes citoyens votent aux élections fédérales et provinciales, ils doivent être en mesure de déterminer facilement quel gouvernement est responsable de quoi; sinon, le contrôle démocratique du pouvoir devient impossible » 9 . Il mit malheureusement en bonne partie ces idées de côté au cours de ses années à la tête du pays.
Au fil du temps, le débat juridique sur l’existence de ce prétendu pouvoir fédéral a cependant cédé la place à un débat sur l’opportunité des mesures et des programmes que le gouvernement fédéral se proposait de mettre sur pied, ce qui a par la suite donné naissance à une importante pratique intergouvernementale de négociation en marge de la Constitution; une pratique parfois heureuse, souvent houleuse, mais toujours confuse pour les citoyens.
Il faut dire que le recours à un pouvoir de dépenser limité peut potentiellement poursuivre des fins légitimes dans un contexte fédératif, comme la redistribution de la richesse ou l’atteinte d’objectifs nationaux convenus entre les partenaires. Si, en théorie, l’exercice judicieux d’un pouvoir fédéral de dépenser peut ne pas être nuisible en lui-même, il en va toutefois autrement lorsque ce pouvoir est exercé de façon immodérée ou lorsqu’il donne lieu à l’imposition unilatérale des exigences et priorités fédérales aux entités fédérées dans leurs propres champs de compétence. S’il doit exister, ce pouvoir doit donc être très bien défini.
Quant à nous, nous croyons que, s’il doit exister, le pouvoir fédéral de dépenser doit être circonscrit dans la Constitution par l’enchâssement de limites afin de s’assurer que les dépenses fédérales dans les champs de compétence des provinces respectent intégralement la volonté, l’autonomie et les priorités de celles-ci. À mon avis, ce serait le cas si les provinces obtenaient un droit de retrait avec pleine compensation sans condition, comme l’a demandé le Québec à maintes reprises.
Historiquement, les provinces ont préféré chercher, par la voie de la négociation, à encadrer un certain pouvoir fédéral de dépenser de façon à en circonscrire la portée, plutôt que d’en contester l’existence devant les tribunaux. Pour ce faire, elles ont d’abord privilégié l’avenue constitutionnelle. C’est ainsi que tant l’Accord du lac Meech que l’Entente de Charlottetown prévoyaient des dispositions visant à trouver une solution acceptable à la problématique du pouvoir fédéral de dépenser. Essentiellement, le libellé convenu constitutionnalisait le concept du droit de retrait en énonçant que le gouvernement fédéral devait fournir une juste compensation au gouvernement d’une province qui choisissait de ne pas participer à un nouveau programme fédéral à frais partagés, dans un secteur de compétence provinciale exclusive, si la province mettait en œuvre un programme ou une mesure compatible avec les objectifs nationaux poursuivis par le programme fédéral. Comme chacun le sait, ces deux accords n’ont jamais eu de suites.
Après ces échecs constitutionnels, les provinces se sont ensuite tournées vers la voie administrative, en dépit de ses limites inhérentes, pour tenter d’encadrer ce pouvoir de dépenser si difficilement conciliable avec notre Constitution. L’Entente-cadre sur l’union sociale fut le principal aboutissement de ces laborieux efforts.
Comme vous le savez, le Québec n’a pas adhéré à cette entente. Bien que favorable au principe même de la consolidation de l’Union sociale canadienne dans la mesure où elle entraîne une véritable limitation du pouvoir fédéral de dépenser, le Parti libéral du Québec avait, pour sa part, fait savoir à l’époque de la conclusion de l’Entente qu’il ne l’aurait pas non plus signée telle qu’elle a été négociée, parce qu’elle comporte un certain nombre de lacunes et d’imprécisions importantes, notamment au sujet du pouvoir fédéral de dépenser. Pour nous, il aurait fallu que le gouvernement fédéral consente à véritablement limiter ses dépenses dans les champs de compétence des provinces, selon un mécanisme à la fois innovateur et acceptable pour l’ensemble des parties. Or, force est de constater que ce ne fut pas le cas.
En rétrospective, il semble d’ailleurs que le refus de souscrire à l’Entente-cadre sur l’union sociale était la bonne décision à prendre. Même pour les provinces qui l’ont signée, l’Entente constitue un cadre mal défini qui ne donne pas de résultats concrets. En effet, il est remarquable de constater que le gouvernement fédéral ne se conforme même pas, en matière de dépenses sociales, aux quelques balises, aussi peu contraignantes soient-elles, qu’il a lui-même entérinées. L’exemple récent de la mise sur pied du congé de compassion est éloquent à cet égard. En vertu de l’Entente-cadre sur l’union sociale, le gouvernement fédéral doit, lorsqu’il « lance de nouvelles initiatives pancanadiennes financées par des transferts directs aux personnes et aux organisations pour les soins de santé, l’éducation postsecondaire, l’aide sociale et les services sociaux, donner un préavis d’au moins trois mois et offrir de consulter les provinces ». Or, à ce que je sache, aucun préavis formel n’a été transmis aux provinces, encore moins une offre de consultation véritable. Un simple appel téléphonique logé à un ministre du gouvernement d’une province, comme le Québec, ne constitue pas à mes yeux une véritable consultation. Ces manières de faire sont inacceptables dans notre régime fédéral, et ce, d’autant plus lorsque les parties sont supposées avoir convenu d’une marche à suivre.
Le grand perdant de ces échecs répétés en vue de trouver une solution négociée à la problématique que pose le pouvoir fédéral de dépenser, c’est le fédéralisme canadien lui-même. Ceux qui en profitent sont ceux pour qui ce régime constitutionnel est davantage un carcan qu’une source de richesse collective. Aujourd’hui, nous sommes forcés de constater le peu d’importance qu’accorde le gouvernement fédéral au partage des compétences. En fait, si un observateur analysait de l’extérieur les discours du Trône prononcés à Ottawa au cours de la dernière décennie, il serait sans doute très surpris, au point d’en être totalement confus, de constater que la grande majorité des thèmes abordés portent sur des questions qui relèvent de la compétence exclusive — je dis bien « exclusive » et non « concurrente » — des provinces. Le gouvernement fédéral se gêne de moins en moins pour intervenir dans les champs de compétence des provinces et ne semble aucunement disposé à véritablement restreindre son prétendu pouvoir de dépenser. Tel que je le mentionnais précédemment, il va même jusqu’à affirmer, en toutes lettres, que le pouvoir fédéral de dépenser « n’est nullement limité par le partage des compétences ».
En conclusion, il apparaît clair que l’exercice du pouvoir fédéral de dépenser s’est développé en marge de la Constitution. Il s’agit de ce que j’appelle une pratique paraconstitutionnelle. Or, la notion même de fédéralisme suppose l’adoption et le respect de règles claires. Les fédérations existent par le choix des entités constitutives de concéder une part de leurs pouvoirs à un ordre central de gouvernement, précisément dans la mesure où celui-ci se soumet aux règles qui ont permis dans un premier temps au pays de voir le jour.
Devant les ambitions sans cesse grandissantes du gouvernement fédéral, devant l’échec des tentatives visant à s’entendre sur des règles pour encadrer un certain pouvoir fédéral de dépenser par la voie des négociations et devant les problèmes que cette pratique, jumelée à l’important déséquilibre fiscal actuel, entraînent pour le bon fonctionnement du fédéralisme canadien, je crois qu’il nous faut maintenant revenir à la case départ et poser franchement la question de l’existence même du pouvoir fédéral de dépenser et, le cas échéant, de ses limites en droit constitutionnel canadien.
Comme je l’ai exposé tout au long de mon allocution, pour le Québec, la réponse est claire : un tel pouvoir, s’il existe, est forcément limité par le partage des compétences; pour passer outre, il faudrait une modification constitutionnelle. C’est d’ailleurs ainsi que le Canada a procédé en 1940, à la suite de l’avis du Conseil privé de 1937, pour octroyer au gouvernement fédéral la compétence en matière d’assurance-chômage, et la Cour d’appel du Québec vient de rappeler, dans son avis sur les congés parentaux, qu’il s’agissait là de la seule marche à suivre.
C’est la pérennité du fédéralisme canadien qui en dépend.
Je vous remercie.
1- Syndicat national d’Arvida et C.S.N. c. P.G. Canada, Cour supérieure du Québec, 5 novembre 2003, nos 150-05-001538-984 et 500-05-04833-999 (l’honorable Clément Gascon, j.c.s.).
2- A.G. Canada c. A.G. Ontario, (1937) A.C. 355.
3- Ibid., pp. 366-367.
4- [1989] 1 R.C.S. 1532.
5- [1991] 2 R.C.S. 525.
6- [1997] 3 R.C.S. 624.
7- [1998] 2 R.C.S. 217, p. 251.
8- P.E. Trudeau, « Federal Grants to Universities » (Cité libre, février 1957) dans Federalism and the French Canadians, Toronto, MacMillan, 1968, p. 79 à la p. 87.
9- Ibid., p. 80.