La version prononcée fait foi.
Allocution prononcée par monsieur Benoît Pelletier le ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et aux Affaires autochtones du Québec dans le cadre de la conférence « Bâtir le fédéralisme de demain : de nouvelles voies pour un gouvernement efficace » organisée par le Saskatchewan Institute of Public Policy
(La version lue fait foi)
Mesdames et Messieurs,
C'est avec grand plaisir que je prends la parole aujourd’hui dans le cadre de la conférence Bâtir le fédéralisme de demain. Je salue l’idée qu’a eue l’Institut de tenir un tel événement dont le programme touche à des questions essentielles en matière de gouvernance. C’est une conférence qui arrive à point nommé. Comme vous le savez, ces derniers temps, plusieurs acteurs des relations intergouvernementales ont changé, si bien qu’aujourd’hui un contexte nouveau, susceptible de faire progresser la fédération canadienne, se présente à nous. Il faut profiter de cette conjoncture.
Le gouvernement du Québec s’est engagé résolument en faveur d’une revitalisation du fédéralisme canadien. Il est plus que jamais déterminé à travailler avec tous ses partenaires de la fédération à faire naître une nouvelle synergie, fondée sur la compréhension et le respect mutuel, l’ouverture d'esprit et la recherche de compromis, lorsque cela est possible et souhaitable. Une première étape vers l’instauration de cette nouvelle ère a été franchie par la création, le 5 décembre dernier à Charlottetown, du Conseil de la fédération formé des premiers ministres des provinces et des territoires.
Les fédérations ont besoin de mécanismes susceptibles de favoriser la concertation intergouvernementale dans des secteurs où la convergence s’impose entre des intérêts a priori divergents. Le Conseil de la fédération participe de ces mécanismes. Il constitue un instrument permanent de consensus et de solidarité visant à donner un nouveau dynamisme aux relations intergouvernementales en général et à instaurer un système fédératif plus constructif. Il réunit des représentants issus de la branche exécutive du gouvernement de chaque province et territoire, et sa nature est administrative plutôt que constitutionnelle. Cette nouvelle instance intergouvernementale favorisera l’échange d’information et de points de vue, la mise en commun d’expériences et d’expertise, et la conclusion d’ententes de coopération.
Le Conseil pourra également renforcer la position globale des provinces et des territoires par rapport au gouvernement fédéral dans des dossiers d'intérêt commun. Il ne s’agit pas de provoquer des affrontements stériles avec le gouvernement fédéral; au contraire, rechercher davantage l’équilibre dans nos relations intergouvernementales, c’est en réalité travailler à améliorer celles-ci.
J’ai espoir que le Conseil donnera une voix importante aux provinces dans la prise des principales décisions qui affectent l’avenir du Canada et qui concernent l’évolution de notre régime fédératif. À cet égard, le Conseil pose un défi à cette vision que certains entretiennent de ce pays, selon laquelle seul le gouvernement fédéral peut être l’architecte du projet canadien. Au contraire, l’objectif est de permettre aux provinces d’abord de reprendre le leadership dans leurs propres champs de compétence, puis d’améliorer leurs rapports avec le gouvernement fédéral afin que leur point de vue soit davantage pris en considération dans les matières intéressant les deux ordres de gouvernement. L'une des fonctions du Conseil consistera d’ailleurs à analyser toute action ou mesure du gouvernement fédéral susceptible d’avoir un impact majeur sur les provinces et les territoires. Cette analyse s'étendra aussi à des projets de loi ainsi qu'à des lois du Parlement du Canada.
Le nouveau Conseil de la fédération doit être vu comme un instrument au service de la collaboration intergouvernmentale. Il vise essentiellement à permettre l’émergence de consensus entre les provinces lorsque ceux-ci sont souhaitables et faisables. Il offre au Québec un tremplin additionnel pour faire valoir son identité propre.
Une étape importante a donc été franchie par la mise sur pied du Conseil, mais il faut se garder d’y voir la solution à tous les irritants existant au sein de la fédération canadienne. D’autres changements sont en effet nécessaires pour revitaliser vraiment notre fédéralisme et s’assurer qu’il évolue sainement.
À la base, la formule fédérale implique l’existence de deux ordres de gouvernement, chacun étant souverain dans ses champs de compétence. Elle demande donc un partage des compétences. Ce partage doit être équilibré et encadré par des règles claires qui s’imposent aux deux parties et qu’aucune ne peut modifier à sa guise.
D’abord, bien que la constitution canadienne effectue en effet un partage entre les compétences fédérales et les compétences provinciales, force est d'admettre qu'il existe un déséquilibre en ce qui a trait aux pouvoirs concrets qu'exercent et que possèdent respectivement le gouvernement fédéral et les provinces. Ainsi, les pouvoirs fédéraux incluent la théorie des « dimensions nationales », les pouvoirs résiduel et déclaratoire ainsi que le pouvoir d'effectuer différentes nominations. Le déséquilibre entre les pouvoirs fédéraux et provinciaux se trouve augmenté par l'interprétation de plus en plus étendue donnée par la Cour suprême du Canada à certaines compétences fédérales, notamment en matière d'échanges et de commerce et de droit criminel, d'urgence et de « dimensions nationales ».
Cette tendance n’est pas étrangère aux nouvelles ingérences du gouvernement fédéral qui cherche aujourd’hui à réglementer des secteurs entiers que l’on a toujours considérés comme étant de compétence provinciale. C’est le cas, par exemple, de la procréation assistée où – au-delà de ses responsabilités précises relevant du droit criminel – le Parlement fédéral étend son action afin de réglementer l’ensemble de la question, notamment l’activité des cliniques et des laboratoires de fertilité. Autre exemple : en matière de renseignements personnels, le gouvernement fédéral, en invoquant sa compétence sur les échanges et le commerce, vient de légiférer sur des questions qui relèvent clairement du droit privé, donc du droit civil au Québec, et ce, alors que le Québec possède déjà une loi dans le domaine.
Les tribunaux, dans leur rôle fondamental de gardiens de la Constitution, doivent préserver le fédéralisme et ses délicats équilibres et prendre garde à ce que leurs interprétations ne deviennent l’assise de puissants instruments de centralisation en faveur du gouvernement fédéral. Le gouvernement du Québec a d’ailleurs procédé, au cours des dernières années, à trois renvois demandant l’avis de la Cour d’appel du Québec sur la constitutionnalité de lois fédérales. C’est le cas notamment en ce qui concerne la Loi fédérale sur la protection des renseignements personnels et des documents électroniques et le régime fédéral de congés parentaux, sujets sur lesquels je reviendrai.
Le déséquilibre qui affecte le partage des pouvoirs dans le fédéralisme canadien résulte également de développements que n'avaient pas prévus les rédacteurs de la Constitution canadienne en 1867 et qui se sont traduits dans les faits, après l’indépendance du Canada survenue beaucoup plus tard, par un large contrôle fédéral notamment en matière de conclusion de traités internationaux, y compris dans les domaines de compétence provinciale. Un résultat semblable peut aussi être observé en ce qui concerne le processus de nomination, entièrement contrôlé par le gouvernement fédéral, des juges de la Cour suprême qui, depuis l'abolition par le Parlement canadien des appels à Londres en 1949, a hérité du rôle d'arbitre ultime des contentieux constitutionnels entre les deux ordres de gouvernement.
Un fédéralisme sain demande également que chaque ordre de gouvernement dispose des ressources fiscales lui permettant d’assumer pleinement et adéquatement ses responsabilités, de sorte qu’aucun ne se trouve en position de dépendance financière par rapport à l’autre. Or, un important déséquilibre fiscal caractérise à l’heure actuelle les rapports financiers entre les partenaires de la fédération. C’est un problème à ce point crucial pour les provinces qu’elles ont créé une instance, sous l’égide du Conseil de la fédération, qui s'y consacre précisément, à savoir le Secrétariat d’information et de coopération sur le déséquilibre fiscal.
Comme chacun sait, le déséquilibre fiscal découle de la capacité du gouvernement du Canada d’engranger des surplus si considérables qu’ils lui permettent à la fois d’assumer ses responsabilités constitutionnelles, de réduire sa dette et, avec l’argent qu’il lui reste, d’envahir les champs de compétence des provinces en y effectuant des dépenses assorties de conditions de toutes sortes. Pendant ce temps, la majorité des provinces peinent à boucler leur budget. C’est en invoquant un soi-disant pouvoir fédéral de dépenser que le gouvernement canadien justifie ses empiètements. Le déséquilibre fiscal étant de plus en plus important, le gouvernement fédéral a de plus en plus recours à cette justification. En retour, l’utilisation de plus en plus fréquente de ce prétendu pouvoir de dépenser lui permet de justifier le maintien de la fiscalité fédérale à son niveau actuel et d’ainsi perpétuer le déséquilibre avec les provinces. Le pouvoir fédéral de dépenser et le déséquilibre fiscal s’alimentent ainsi mutuellement.
Ce pouvoir illimité de dépenser dont s’autorise le gouvernement fédéral constitue sans conteste un élément de dysfonctionnement majeur au sein de la fédération canadienne. En fait, ce qui pose problème, c’est justement cette conception du pouvoir de dépenser défendue par le gouvernement fédéral, conception selon laquelle il s’agirait d’un pouvoir qui ne serait « nullement limité par le partage des compétences », l’expression étant tirée mot pour mot des procédures judiciaires du Procureur général du Canada dans la cause portant sur la constitutionnalité des surplus de l’assurance-emploi, intentée par des syndicats québécois et présentement devant la Cour d’appel du Québec1. Avec ce prétendu pouvoir fédéral de dépenser « nullement limité », nous ne sommes pas simplement confrontés à une interprétation large et abusivement « créative » des compétences fédérales, mais bien à une remise en cause de la pertinence même du partage des compétences.
Pour soutenir sa thèse, le gouvernement fédéral s’appuie sur une jurisprudence non arrêtée, évasive et éminemment discutable, constituée essentiellement d’opinions incidentes et qui n’a jamais vraiment écarté la seule décision de principe sur cette question, soit le Renvoi relatif à l’assurance-chômage2 . Rappelons que, dans cet avis, le Conseil privé de Londres avait rejeté de manière on ne peut plus claire la prétention du gouvernement fédéral voulant que, par son pouvoir de taxer, il pouvait se constituer un fonds dont il pouvait ensuite disposer sans égard au respect du partage des compétences, les juges y précisant que seul le caractère véritable d’une mesure permettait de juger de sa validité.
Le litige opposant le Québec et le gouvernement fédéral au sujet des congés parentaux nous a d’ailleurs donné l’occasion de rappeler la pertinence de cet avis du Conseil privé et de faire ressortir l’absence de fondement d’une conception du pouvoir fédéral de dépenser qui ne soit pas soumis au partage des compétences. En janvier dernier, dans ce dossier, la Cour d’appel du Québec déclarait inconstitutionnelles les dispositions de la Loi sur l’assurance-emploi portant sur les congés parentaux au motif qu’elles excèdent la compétence fédérale en matière d’assurance-chômage. Elle a rappelé que le programme des congés parentaux relevait de la compétence du Québec en matière de propriété et de droits civils prévue au paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Selon le raisonnement du gouvernement fédéral, il pourrait intervenir à sa guise dans des domaines de compétence provinciale du moment que ses interventions prennent la forme de dépenses, et ce, même si ces dépenses sont assorties de conditions. Les défenseurs d’un tel pouvoir fédéral soutiennent qu’une distinction doit être faite entre la réglementation contraignante (compulsory regulation) et les actes de nature prétendument « privée », comme le fait de dépenser, de prêter ou de contracter, lesquels n’équivaudraient pas à l’exercice d’un contrôle normatif. Suivant cette pensée, la réglementation contraignante devrait être soumise au respect du partage des compétences, alors que les actes de la nature de ceux qu’un acteur privé pourrait techniquement poser ne le seraient pas. En agissant de la sorte, le gouvernement fédéral, à titre de soi-disant acteur privé, n’aurait pas à se préoccuper de la conformité de sa mesure avec les dispositions de la Constitution… comme si la mise sur pied de programmes ne s’inscrivait pas dans la vocation publique de l’État! Nous aurions en quelque sorte un fédéralisme partiel dont les règles ne s’appliqueraient qu’à certains types d’actes gouvernementaux bien précis.
Je dois vous dire que je n’ai encore jamais entendu quelqu’un proposer la même distinction public/privé dans l’application de cette autre série de normes constitutionnelles qu’est la Charte canadienne des droits et libertés. Comment réagirait-on si, en plus d'affirmer que les dépenses fédérales ne sont pas assujetties au partage des compétences, le gouvernement fédéral affirmait qu’elles ne sont pas assujetties à la Charte canadienne des droits et libertés? Par exemple, le gouvernement fédéral pourrait-il prétendre avoir le pouvoir d’établir un programme de prestations de vieillesse qui ne bénéficierait pas également à tous, et ce, sans que les tribunaux ne puissent en vérifier la conformité avec les droits garantis par la Charte? Pourquoi alors devrait-il y avoir une différence entre la portée juridique de la Charte et celle du partage des compétences?
D’autres questions tout aussi importantes se posent. Compte tenu de l’avènement de l’État-providence et du fait que la majeure partie de l’action gouvernementale moderne prend désormais la forme de dépenses et de services à l'intention de la population, n’est-il pas inacceptable et illogique de penser que cette sphère d’action soit soustraite au partage des compétences, fondement même de notre régime fédéral?
Et que signifie la conception fédérale en matière d’imputabilité des gouvernements? N’est-il pas essentiel dans un régime fédéral que les citoyens puissent comprendre clairement de quel gouvernement relèvent les décisions qui les affectent dans leur vie quotidienne?
J’ai, pour ma part, beaucoup de mal à concilier les valeurs à l’origine de la fédération canadienne avec l’idée d’un pouvoir fédéral de dépenser qui ne soit nullement soumis au partage des compétences. Une telle conception des choses me semble aller à l’encontre même de l’esprit fédéral et du constitutionnalisme.
Les principes fondamentaux de notre fédéralisme méritent autant d’être protégés et mis à l’abri de l’arbitraire que la démocratie ou les droits et libertés de la personne. Durant les discussions constitutionnelles qui ont mené au rapatriement de 1982, le gouvernement fédéral faisait une distinction entre les éléments de réforme constitutionnelle concernant, selon lui, les gouvernements, le government’s package, dans lequel figuraient plusieurs éléments relatifs au fédéralisme, et les propositions qui, à son avis, concernaient davantage la population, c’est-à-dire le people’s package, dans lequel figurait notamment la Charte canadienne des droits et libertés. Cette approche a contribué à l’émergence, je pense, d’une certaine conception selon laquelle les questions de fédéralisme, à la différence des questions de droits et libertés de la personne, concernent peu la population et ne devraient se résoudre qu’en fonction de critères essentiellement fonctionnels.
Il faut changer cette conception. Le fédéralisme se veut évidemment un mode de gouvernement efficace, mais il poursuit aussi d’autres grands objectifs. Il favorise la diversité d’une façon beaucoup plus puissante que d’autres structures de gouvernement. Il favorise aussi la participation démocratique en confiant les matières locales aux États fédérés, comme le sont les provinces canadiennes, plus proches de chacune des collectivités. Ces valeurs concernent au plus haut point la population, que l’on soit au Québec ou ailleurs au Canada.
La formule fédérale, dans ce qu’elle a d’universel, est porteuse de valeurs. Elle permet la mise en commun de ressources, d’institutions et de potentialités. Mais le fédéralisme est aussi fondé sur l’épanouissement des particularismes, des singularités qui le composent. Nous sommes fédéralistes parce que nous croyons que le Québec est enrichi par sa participation à l'expérience canadienne tout autant que le Canada est enrichi par la spécificité québécoise.
L’importance du fédéralisme est d’ailleurs souvent soulignée dans la perspective québécoise. Nous savons qu’aux origines de la fédération, les Québécois ont joué un rôle déterminant en faveur du choix de ce système de gouvernement. D’ailleurs, c’est une réalité que la Cour suprême du Canada rappelait encore récemment :
Le fédéralisme était la réponse juridique aux réalités politiques et culturelles qui existaient à l'époque de la Confédération et qui existent toujours aujourd'hui.
[…]
La réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d'une structure fédérale pour l'union canadienne en 18673 .
Le respect du fédéralisme et du partage des compétences représente donc une question particulièrement importante en raison de la spécificité du Québec, mais il constitue également une question importante dans une perspective pancanadienne. Je l’affirme à nouveau, le fédéralisme occupe, dans l’architecture institutionnelle canadienne, une place tout aussi importante que la démocratie ou les droits et libertés de la personne.
Il ne faut pas y voir un obstacle ou un irritant. La démocratie ou les droits et libertés de la personne, comme le fédéralisme, exigent des règles contraignantes protégées par la Constitution. Serions-nous prêts, simplement pour des raisons d’efficacité, à minimiser l’importance de nos règles démocratiques ou l’importance des droits et libertés énoncés dans la Charte canadienne?
Qu’il s’agisse de fédéralisme, de démocratie ou de droits et libertés de la personne, des règles effectives sont nécessaires pour nous mettre à l’abri de l’arbitraire et de la loi du plus fort. Ne pas respecter le fédéralisme affaiblit la primauté du droit elle-même en dévalorisant les normes constitutionnelles en général. Il importe donc de revaloriser les règles de fonctionnement du fédéralisme. Si, à l’usage, on trouve que certaines de ces règles sont d’application difficile ou sont devenues désuètes, il faut songer à les modifier plutôt qu’à les contourner.
Je suis bien conscient que dans le reste du Canada, plusieurs souhaitent que le gouvernement fédéral ait un rôle important en maints secteurs, y compris en certains domaines actuellement de compétence provinciale, mais de tels courants favorables au pouvoir fédéral ne peuvent en eux-mêmes justifier un contournement des règles. D’autres avenues doivent être envisagées.
Dans son approche, le Québec cherche à revitaliser le fédéralisme canadien et à faire en sorte qu’il structure vraiment les rapports intergouvernementaux. C’est un objectif constructif et soucieux de la pérennité de nos institutions.
En matière intergouvernementale, beaucoup peut être fait par des voies non constitutionnelles, notamment par la conclusion d’ententes administratives. Ces ententes, pour qu’elles contribuent véritablement au fédéralisme, doivent toutefois être en harmonie avec les règles plus fondamentales. La modification de ces règles impliquerait les procédures de modification constitutionnelle. Mais elles pourraient aussi impliquer d’autres avenues, par exemple la possibilité d’un transfert législatif, comme le prévoit l’article 94 de la Loi constitutionnelle de 1867, possibilité sur laquelle on devrait peut-être davantage se pencher.
En effet, lors d’une récente conférence à laquelle je participais à l’Université de Toronto sur le thème de la redistribution au sein de la fédération canadienne et où la question du pouvoir fédéral de dépenser et celle du renvoi du gouvernement du Québec concernant les congés parentaux ont fait l’objet d’une discussion des plus intéressantes, plusieurs participants ont évoqué l’article 94 comme voie possible de solution asymétrique, laquelle pourrait satisfaire tant le Québec que les autres provinces. Rappelons que l’article 94 prévoit que le Parlement du Canada peut adopter des mesures législatives visant à uniformiser certaines normes en matière de propriété et de droits civils, mais uniquement dans les provinces de common law, donc à l’exception du Québec. Le recours à ce mécanisme serait assujetti, dans chacune de ces provinces, au consentement de celles-ci.
L’article 94 pourrait constituer une voie d’accommodement dans les domaines où le Québec désire conserver son autonomie, alors que d’autres provinces pourraient préférer voir le gouvernement fédéral jouer un rôle accru. Dans ce scénario, tous pourraient y trouver des avantages.
D’une part, le Québec, face au fait que le gouvernement fédéral s’autorise de plus en plus à promulguer des normes dans des domaines de compétence provinciale, pourrait continuer à exercer ses compétences législatives sans aucune ingérence fédérale et se voir exclu de l’application de lois fédérales dans le domaine de la propriété et des droits civils visé par le paragraphe 92(13) de la Loi de 1867.
D’autre part, les provinces du reste du Canada pourraient voir dans l’article 94 une voie intéressante pour mettre en avant des initiatives législatives uniformisées, lorsqu’une telle volonté d’uniformisation existe.
Certaines initiatives fédérales récentes peuvent nous donner une idée du rôle que pourrait jouer l’article 94. Je pense notamment à la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques et à la Loi sur la procréation médicalement assistée, deux initiatives dont j’ai parlé précédemment, qui sont largement du ressort de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils et où le Québec a dénoncé de façon répétée les empiètements législatifs fédéraux.
Nous pouvons également penser au dossier des congés parentaux, présentement devant la Cour suprême à la suite de l’avis de la Cour d’appel du Québec, laquelle a jugé qu’une telle mesure relève de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. S’il va sans dire que le Québec souhaite la création de son propre régime dans le domaine, je conçois qu’il peut en être autrement pour d’autres provinces qui semblent s’accommoder de l’état actuel des choses. Dans ce contexte, l’article 94 ne pourrait-il pas constituer une voie de solution envisageable, en permettant aux provinces qui ne souhaitent pas se doter de leur propre régime de continuer à bénéficier du régime fédéral tout en permettant au Québec d’aller de l’avant avec un régime différent?
Bien qu’existant depuis 1867, l’article 94 semble avoir été à ce jour bien peu exploré, tant chez les auteurs que dans la pratique constitutionnelle canadienne. Il y aurait peut-être là matière à réflexion lorsque nous envisageons le fédéralisme de demain.
Cela m’amène, en terminant, à dire quelques mots sur le concept d’asymétrie. La formule fédérale, pas plus que la Constitution canadienne elle-même, n’excluent l’asymétrie dans les rapports entre partenaires fédératifs. L’article 94 nous en fournit une preuve tangible. Mais, plus que simplement compatible avec la formule fédérale, l’asymétrie me semble vivement souhaitable au sein de la fédération canadienne. Il faut cesser une fois pour toutes de s’en méfier et en voir l’important potentiel. L’asymétrie pourrait, en effet, permettre d’aménager les rapports fédératifs en tenant compte des différences entre les provinces et leurs besoins respectifs. Si l’on peut concevoir aisément ce que l’asymétrie pourrait apporter au Québec, il va sans dire qu’elle pourrait également être bénéfique pour les aspirations d’autres provinces. J’irais jusqu’à affirmer que, lorsque l’on considère ses fondements et ses valeurs, l’asymétrie est plus que simplement compatible avec le fédéralisme ou souhaitable, elle lui est véritablement inhérente.
Nous, au Québec, croyons fermement que la pratique du fédéralisme au Canada doit s’exercer d’une façon plus souple. Nous croyons également qu'à l'heure actuelle les provinces font face à de nombreux problèmes et défis à l'égard desquels ils doivent agir avec diligence et détermination. En effet :
À moyen terme, d'autres questions importantes demanderont une attention de notre part. Ces questions comprennent :
Le droit à la différence et la richesse de la diversité, à titre de fondements essentiels de notre fédération, nous permettent, voire obligent, à préconiser une approche empreinte de souplesse dans l'application du système fédéral.
Je vous remercie.
1. Voir Syndicat national d’Arvida et C.S.N. c. P.G. Canada, Cour d’appel du Québec, nos 500-09-014014-039 et 500-09-014081-038. Le jugement de première instance a pour référence [2003] R.J.Q. 3188 (C.S.).
2. A.G. Canada c. A.G. Ontario, (1937) A.C. 355.
3. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, aux p. 244 et 252