La version prononcée fait foi.
Allocution prononcée par monsieur Benoît Pelletier ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et aux Affaires autochtones du gouvernement du Québec dans le cadre du symposium de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes intitulé « Dynamiques et enjeux politiques du fédéralisme canadien»
Mesdames et Messieurs,
Je tiens d’abord à remercier chaleureusement le professeur Alain-G. Gagnon et la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes, de m’avoir invité à prononcer la conférence inaugurale de cette série de symposiums sur les dynamiques et enjeux politiques du fédéralisme canadien. Les symposiums aborderont un grand nombre de sujets de première importance, tels que les réformes institutionnelles, le fédéralisme asymétrique, le déséquilibre iscal et l’aménagement de la diversité. Dans cette présentation, j’essaierai d’esquisser la vision du gouvernement du Québec en ce qui a trait aux rapports fédératifs. En d’autres termes, j’essaierai de définir les principes de base qui guident le Québec dans son cheminement au sein de la fédération canadienne.
À mon avis, parmi ces principes de base, figure le droit collectif des Québécoises et des Québécois de choisir leur avenir. C’est un principe fondamental. Vivre en société, c’est faire un choix actif, qui s’actualise jour après jour et qui prend la forme d’une volonté commune, d’un désir commun d’atteindre des objectifs et des idéaux. Comme le disait Ernest Renan, la vie en société est un plébiscite de tous les jours. Toute société, pour être viable, doit être fondée sur un vouloir-vivre collectif. Pour que l’État progresse, il faut un consensus collectif, une cohésion d’ensemble. Rien n’est plus important que le respect des choix démocratiques, dans la mesure où ces choix sont exprimés de façon volontaire et éclairée. Le fédéralisme canadien est un moyen, un tremplin dont disposent les Québécoises et les Québécois pour exprimer leur identité collective, tout en participant à un projet qui les dépasse et qui les transcende.
Le droit de choisir implique, bien sûr, qu’il soit possible pour le Québec d’envisager, en toute légitimité, d’autres voies que celle du fédéralisme. Mais ces autres voies appartiennent, comme vous le savez, à des courants politiques différents de celui dans lequel j’inscris mon engagement.
Le gouvernement dont je fais partie croit au fédéralisme. Il croit aussi en l’affirmation du Québec, et ce, tant dans l’espace canadien que sur la scène internationale.
Cette affirmation du Québec est pleinement compatible avec le fédéralisme. Elle est notamment en relation directe avec les motivations historiques liées à la naissance de la fédération canadienne, naissance dans laquelle l’existence de la collectivité québécoise a joué un rôle crucial.
En fait, l’affirmation du Québec est tout autant ancrée dans l’histoire de notre fédéralisme qu’elle est essentielle à son avenir.
L’identité du Québec est au centre de mon action politique. Cette identité singulière, fondée sur la langue, la culture, le droit civil, les institutions et le mode de vie en général, donne tout son sens à ces trois mots qui servaient de fondement au rapport du groupe de travail du Parti libéral du Québec que j’ai eu l’honneur de présider en 2001 : affirmation, autonomie et leadership.
Ces trois mots-clés constituent encore aujourd’hui l’essence de la position officielle du gouvernement du Québec en matière d’affaires intergouvernementales.
Affirmation… parce que le Québec a toutes les raisons d’être fier de son identité et de vouloir la renforcer et la faire valoir au Canada et dans le monde.
Autonomie… parce qu’être fédéraliste, c’est être autonomiste. En effet, le fédéralisme postule l’autonomie des États fédérés tout autant que celle de l’ordre fédéral de gouvernement. L’État québécois est autonome dans le contexte fédératif canadien. Le gouvernement du Québec est résolu à défendre cette autonomie, et même à l’étendre, en privilégiant la voie non constitutionnelle, c’est-à-dire, par exemple, la conclusion d’accords administratifs. C’est dans cette perspective résolument fédéraliste que, pour l’actuel gouvernement du Québec, le mot « autonomisme » prend tout son sens.
Leadership… parce que le Québec doit redevenir le chef de file qu’il a historiquement été dans l’espace canadien, et ce, tant dans ses relations avec les autres provinces – ce que nous appelons l’ « interprovincialisme » – que dans celles qu’il entretient avec Ottawa.
Ce nouveau leadership du Québec dans les relations intergouvernementales canadiennes est très bien illustré par le Conseil de la fédération. Voilà, en effet, une nouvelle institution dans le paysage politique canadien créée à l’instigation du Québec. Le Conseil de la fédération est la première institution interprovinciale à voir le jour depuis l’avènement, en 1960, des conférences annuelles des premiers ministres provinciaux.
Le Conseil de la fédération se veut un lieu permanent d’échanges et de concertation qui réunit les dix provinces et les trois territoires. En moins d’un an, il a déjà donné lieu à quatre réunions des premiers ministres. Son plan de travail est ambitieux et touche à des questions ou secteurs prioritaires comme la santé, le déséquilibre fiscal, la péréquation, les évaluations environnementales, les nominations au Sénat et à la Cour suprême du Canada, la participation des provinces et territoires aux négociations internationales et aux accords qui touchent à leurs domaines de compétence, les relations avec les États-Unis et le renforcement des échanges commerciaux à l’intérieur du Canada.
Le Conseil vise à favoriser la participation des provinces à la gouverne globale de la fédération, notamment en renforçant leur voix par rapport au gouvernement fédéral, dans l’optique d’un meilleur équilibre dans les rapports fédératifs.
L’Entente fondatrice établissant le Conseil mentionne également comme objectif celui de promouvoir des « relations entre les gouvernements fondées sur le respect de la Constitution et la reconnaissance de la diversité dans la fédération ». À cet objectif s’ajoute, dans le préambule de l’Entente, la reconnaissance de l’importance de « l’existence de différences entre les provinces et les territoires, de sorte que les gouvernements puissent avoir des priorités et des choix différents dans leurs politiques ».
Le Conseil est donc non seulement un lieu d’échanges, de concertation et d’action commune, mais également un lieu de reconnaissance mutuelle et de respect des différences.
Le Québec n’est évidemment pas étranger à l’accent qui est ainsi mis sur la diversité. Il note d’ailleurs avec intérêt que cette dimension de l’Entente fondatrice du Conseil a déjà eu des résonances concrètes – je pense ici en particulier au dossier de la santé, dont on a beaucoup parlé ces dernières semaines et sur lequel je reviendrai un peu plus loin. Cela illustre que le leadership du Québec n’est pas seulement une question de fronts communs ou de rapport de forces entre le gouvernement fédéral et les provinces. Il est aussi un moyen d’affirmer les principes et valeurs du fédéralisme qui revêtent une importance particulière pour le peuple québécois dans l’ensemble canadien.
Sur le plan intergouvernemental, la participation active du Québec à la vie fédérative se traduit également par une volonté d’intensifier sa coopération bilatérale avec ses partenaires provinciaux. Le Québec souhaite ainsi réviser et actualiser les accords existants et en conclure de nouveaux. Ainsi, des ententes globales sont en négociation avec les trois provinces frontalières du Québec, c’est-à-dire l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve-et-Labrador. Avec l’Alberta, le Yukon et la Colombie-Britannique, des négociations sont en cours en vue d’établir une coopération particulière en matière de francophonie. Des accords de cette nature existent déjà avec la Saskatchewan, le Manitoba, l’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse.
La coopération en matière de francophonie est par ailleurs le reflet d’une volonté beaucoup plus large de renouveler et d’approfondir l’engagement du Québec au sein de la francophonie canadienne et nord-américaine.
Nous voyons le Québec comme un acteur au sein même de la francophonie canadienne, non pas à l’extérieur de celle-ci. Nous voulons développer un nouveau rapport de solidarité avec les autres francophones. Cette relation nouvelle se traduirait par des liens plus étroits et des efforts communs en vue d’affirmer le fait français en Amérique du Nord, un objectif qui nous concerne tous. Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement, nous avons progressé dans cette voie. Je suis particulièrement satisfait des résultats concrets qui ont découlé du Forum de la francophonie, organisé le printemps dernier à Québec par notre gouvernement.
Leadership dans les relations intergouvernementales, coopération, affirmation, autonomie, solidarité en matière de francophonie, comme on le constate, plusieurs volets des politiques québécoises reflètent une volonté de contribuer au projet canadien, tout en respectant certains grands paramètres.
Les voici sommairement :
Certains courants, au sein du fédéralisme canadien, relativisent l’importance d’un tel partage des compétences en invoquant le contexte contemporain de mondialisation et, notamment, des exigences d’efficacité et d’intégration. Dans ces approches, on perd de vue la valeur particulière du partage des compétences en tant que moyen de reconnaître et de mettre en oeuvre la sphère d’autonomie essentielle au Québec dans la situation minoritaire qui lui est spécifique. Si l’importance du partage des compétences n’était pas reconnue, nous perdrions un outil formidable pour faire valoir la diversité intrinsèque à la fédération canadienne, diversité que traduit notamment la présence du Québec au sein du Canada. Or, la reconnaissance de la diversité est précisément l’un de ces défis très actuels que tentent de relever maints systèmes politiques qui s’inscrivent dans une réalité multinationale. Pourquoi alors le Canada se tiendrait-il en marge de ce mouvement ?
Déclarer le partage des compétences dépassé, c’est déclarer le fédéralisme dépassé. Car, dans une perspective juridique, les notions de fédéralisme et de partage des compétences se confondent dans une large mesure. Du reste, le partage des compétences, qui dessine et garantit une sphère
d’autonomie aux entités fédérées, est d’une actualité permanente lorsqu’il existe, au sein de l’État fédéral, une réalité nationale minoritaire comme celle du Québec.
L’autonomie, pour être effective et donner une véritable marge de manoeuvre, doit cependant s’accompagner d’un contrôle des leviers financiers nécessaires à son exercice. Sur ce plan, dois-je rappeler que des défis importants se présentent à la fédération canadienne ? Le déséquilibre fiscal, qui favorise le gouvernement fédéral au détriment des provinces, est un problème structurel très préoccupant auquel il faudra trouver des solutions.
Le déséquilibre fiscal vient particulièrement affecter la capacité d’innovation des entités fédérées, dont celle de l’État québécois. Avec les moyens financiers présentement à la disposition du gouvernement fédéral, cette capacité risque de se transférer peu à peu vers Ottawa, ce qui constitue, il va sans dire, une perspective peu favorable à l’affirmation québécoise.
Du côté du gouvernement du Canada, on nie toujours l’existence du déséquilibre fiscal au motif que les provinces ont à peu près les mêmes pouvoirs de taxation que le fédéral. Elles n’ont donc — toujours au dire d’Ottawa — qu’à taxer davantage leurs citoyens et qu’à mieux gérer leurs finances publiques, si elles veulent avoir de meilleurs revenus. Ce raisonnement est simpliste et réducteur. D’abord, parce que la capacité de payer du contribuable n’est pas sans limites. Ensuite, parce qu’une province qui taxe trop ses citoyens perd vite son caractère concurrentiel en Amérique du Nord. Enfin, parce que ce ne sont pas les pouvoirs de taxation qu’il faut examiner pour déterminer l’existence ou non du déséquilibre fiscal, mais plutôt l’écart qui existe entre, d’une part, les revenus du fédéral ou des provinces, et d’autre part, les obligations constitutionnelles incombant à chacun. Or, on le sait, les provinces ont des compétences constitutionnelles particulièrement onéreuses à assumer – on pense à la santé, à l’éducation, aux affaires sociales, et même aux affaires municipales – ce qui les rend plus vulnérables financièrement. Elles sont donc pour la grande majorité d’entre elles tributaires des transferts provenant du fédéral, lequel ne se gêne d’ailleurs pas pour assortir ceux-ci de conditions – quand ce n’est pas pour les couper purement et simplement –, ce qui a le triste effet d’assujettir progressivement les provinces aux volontés d’Ottawa et de les amener à revoir leurs priorités en conséquence. Cette dynamique malsaine, et contraire à l’idéal fédératif, est au coeur de cette problématique de plus en plus préoccupante qui est celle de l’exercice du prétendu pouvoir fédéral de dépenser dans le champ de compétence des provinces.
Ainsi, année après année, le gouvernement du Canada sous-estime ses surplus budgétaires — 73 milliards depuis les dix dernières années — et fait preuve d’astuce pour cacher ses revenus réels, cherchant ainsi à les soustraire à l’attention des provinces.
Soyons clairs : l’État québécois ne peut se résumer à l’administration des programmes existants dans une continuelle lutte financière, alors que le gouvernement fédéral, lui, dans les champs de
compétence des provinces, aurait toute marge de manoeuvre pour se donner les missions d’avenir. Il est essentiel que l’État québécois garde sa capacité d’innovation et reflète cette société québécoise pleinement habitée des grands débats contemporains.
La question du déséquilibre fiscal revêt donc un caractère prioritaire, et l’action intergouvernementale du Québec en témoigne. Nous souhaitons que la conférence fédérale-provinciale-territoriale, qui aura lieu le 26 octobre prochain afin de discuter de la péréquation et des pressions financières auxquelles les provinces sont soumises, soit l’occasion d’en arriver à des solutions concrètes à cet égard.
L’équilibre financier et fiscal est, au même titre que le respect du partage des pouvoirs, un objectif essentiel pour assurer l’évolution harmonieuse du fédéralisme canadien et pour permettre au Québec d’exercer pleinement son autonomie constitutionnelle, étant ainsi plus à même de mettre en relief son identité propre. L’asymétrie fédérative est aussi un moyen privilégié permettant de favoriser l’expression de la spécificité québécoise.
Cela m’amène, bien entendu, à discuter de la récente entente sur la santé, conclue au terme de la conférence fédérale-provinciale-territoriale des 13, 14, 15 et 16 septembre dernier. Cette entente a été considérée par maints commentateurs de la scène publique comme un geste de très grande importance pour le fédéralisme canadien. Au Québec, notamment, cet événement a été perçu comme historique par la population en général, qui a d’ailleurs salué la ferme détermination dont a fait preuve le premier ministre Jean Charest. Rien d’étonnant, car en plus de l’obtention d’une entente sur la question du financement, le gouvernement du Québec a défendu avec brio sa compétence exclusive en matière de santé et réussi à faire reconnaître en ces termes, par ses partenaires fédératifs, le principe et la pratique du fédéralisme asymétrique au Canada : Un fédéralisme asymétrique, c’est-à-dire un fédéralisme flexible qui permet notamment l’existence d’ententes et d’arrangements adaptés à la spécificité du Québec. En 2001, dans le rapport intitulé Un projet pour le Québec : affirmation, autonomie et leadership, j’avais décrit l’asymétrie de la façon suivante :
La formule fédérale n’exclut aucunement l’asymétrie dans les rapports entre les
partenaires fédératifs. En effet, le fédéralisme est un système qui peut être flexible si les
partenaires de la fédération sont eux-mêmes capables de flexibilité. L’asymétrie, dans le
contexte des relations intergouvernementales, est une façon de parvenir à un aménagement harmonieux des rapports fédéraux-provinciaux […].
De fait, l’asymétrie est un hommage à la souplesse et à l’adaptabilité de la formule fédérale, dans ce qu’elle a de classique et d’universel. L’asymétrie traduit l’idée voulant que le fédéralisme ne soit pas fait que d’une mise en commun de ressources, de valeurs et d’idéaux, mais qu’il repose aussi sur la diversité de ses composantes, sur la capacité de chacune d’elles de faire valoir son originalité et sur son droit intrinsèque de faire valoir sa différence. Bref, l’asymétrie est non seulement compatible avec le principe fédéral; elle lui est inhérente dans une bonne mesure.
Les Canadiens et Canadiennes reconnaissent d’emblée que la diversité des composantes et identités formant le tout canadien est une richesse pour le pays plutôt qu’un frein à son développement. La valorisation de cette diversité, celle de la multiplicité des réalités qui composent le Canada et celle de la variété des façons d’atteindre nos objectifs communs constituent l’essence même du fédéralisme et la principale raison du rejet, lors de la naissance du Canada en 1867, du modèle unitaire au profit du modèle fédéral.
L’asymétrie, en tant que véhicule par excellence de la souplesse, fait partie intégrante de la personnalité canadienne et s’impose d’elle-même, ne serait-ce qu’en raison de notre histoire, de notre géographie et de nos aspirations.
Avant même que l’on ait songé à qualifier formellement et officiellement le fédéralisme canadien d’« asymétrique » dans la récente entente sur la santé, celui-ci s’est développé sous le signe de l’asymétrie et de la saine expression de sa diversité profonde. L’important Rapport mondial sur le développement humain, publié annuellement par l’Organisation des Nations unies, a d’ailleurs fait état, cette année, de cette caractéristique de notre système fédéral1.
Il faut comprendre que l’asymétrie, au Canada, se manifeste de plusieurs façons. D’abord, il existe une asymétrie constitutionnelle. Elle s’exprime notamment par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 sur l’usage des langues française et anglaise au Québec et, dans l’ordre fédéral de gouvernement, l’article 93 sur les écoles confessionnelles, et l’article 94 sur l’uniformisation des règles de droit privé pour toutes les provinces sauf le Québec. Elle s’exprime aussi par l’article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba sur le bilinguisme institutionnel dans cette province, par les paragraphes 16(2) à 20(2) et l’article 16.1 de la Charte canadienne des droits et libertés sur le bilinguisme officiel au Nouveau- Brunswick, ainsi que par la non-application au Québec de l’alinéa 23(1)a) de cette charte en ce qui touche à certaines modalités de l’éducation dans la langue de la minorité. On pourrait ajouter à cette liste de nombreuses autres mesures constitutionnelles ou purement législatives illustrant l’asymétrie, comme le paragraphe 23(6) de la Loi constitutionnelle de 1867 concernant la nomination des sénateurs ou encore l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême qui accorde au Québec le tiers des juges de la Cour.
Il existe aussi une asymétrie financière, qui s’exprime dans les transferts aux provinces, lesquels, pour toutes sortes de raisons, ne sont pas nécessairement les mêmes pour toutes les provinces. L’exemple le plus frappant d’asymétrie financière est évidemment la péréquation, que ne reçoivent en ce moment que huit provinces sur dix.
L’asymétrie peut également être de nature législative. Cela a d’ailleurs été confirmé en 1990 par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sheldon, concernant la compétence fédérale sur le droit criminel. Par ailleurs, la clause interprétative figurant au tout dernier paragraphe de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 vient en quelque sorte rappeler qu’une compétence fédérale peut, selon les cas et les contextes, impliquer certaines considérations à caractère local. C’est là un facteur qui peut justifier une intervention législative asymétrique.
Enfin, il existe une asymétrie administrative. Nous pensons ici, entre autres, à la perception des impôts par le Québec (1954), à la création du Régime de rentes du Québec (1964) et de la Caisse de dépôt et placement (1965), au droit de retrait avec compensation financière — y compris des points d’impôt — de certains programmes fédéraux (1965), aux diverses ententes Ottawa-Québec en matière d’immigration, dont la fameuse entente McDougall-Gagnon-Tremblay (1991), aux relations directes du Québec avec la France (à compter de 1965), à la participation du Québec et du Nouveau- Brunswick à la Francophonie internationale (1971 et 1977), à la perception de la TPS par le Québec (1990-1991), aux ententes sur la formation et l’adaptation de la main-d’oeuvre, signées respectivement par le Québec et nombre d’autres provinces (1997), ainsi qu’à l’entente de principe Ottawa-Québec sur les congés parentaux (2004).
La récente entente sur la santé s’inscrit dans cette dernière catégorie. L’asymétrie qui y est exprimée n’a pas de portée constitutionnelle. Du reste, cette asymétrie vaut pour toutes les provinces, quoi que seul le Québec s’en soit prévalu en matière de santé.
Comme on le constate à la lumière de ce qui précède, l’asymétrie est une formule qui a été maintes fois utilisée dans le passé et qui témoigne d’une culture de flexibilité et d’adaptabilité nécessaire au bon fonctionnement du Canada. L’un des grands gains de la récente entente sur la santé aura précisément consisté à consacrer ce principe en termes explicites et positif, et à en faire une clé incontournable pour le développement à plus long terme de tout le Canada.
Certes, nous ne sommes pas sans savoir que les tenants d’une certaine philosophie centralisatrice, toujours présente à Ottawa, voient l’asymétrie comme minant l’égalité des provinces, voire des individus, et comme un sévère accroc au bien commun canadien, dont le gouvernement fédéral est évidemment l’unique gardien à leurs yeux. Ces personnes saisissent mal le sens et l’esprit véritables du fédéralisme. Elles ignorent que l’asymétrie en tant que telle, de même que la flexibilité et la diversité qu’elle postule, sont au contraire des moyens efficaces de promouvoir les valeurs propres au fédéralisme.
La volonté et les besoins des communautés, des régions et des autres entités politiques évoluant en système fédéral peuvent être respectés à la condition que l’on sache faire preuve d’une certaine souplesse. L’Histoire a démontré que, loin de saper l’unité nationale et de favoriser l’éclatement des pays, l’adoption de mesures asymétriques, spéciales, permettent aux entités fédérées de coexister harmonieusement avec l’autorité centrale, réduisant ainsi les tensions indues, les confrontations contre-productives, voire les demandes de sécession. Cela a fonctionné en Belgique et en Suisse, par exemple. Même l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni empruntent de plus en plus la voie de l’asymétrie, bien que ces pays ne puissent encore être qualifiés d’États fédéraux. À l’inverse, le conflit perpétuel entre partenaires fédératifs, les contraintes exercées par un ordre de gouvernement sur un autre et la répartition inégale du pouvoir politique et des ressources financières ont plus souvent qu’autrement entraîné l’éclatement des fédérations, comme ce fut le cas, entre autres, dans l’ex-URSS et l’ex- Yougoslavie. Au Québec, la « ligne dure » fédérale, lorsqu’elle fut appliquée, a grandement contribué à alimenter le sentiment séparatiste. Cette intransigeance a poussé dans le camp sécessionniste des milliers de Québécois et Québécoises qui cherchaient de bonne foi une réforme du fédéralisme canadien qui répondrait mieux à leurs aspirations collectives.
Voilà pourquoi nous estimons que non seulement l’on doit accommoder la différence dans l’espace canadien, mais en plus que l’on doit élever celle-ci au rang de valeur, tout en préservant la cohérence et la cohésion de l’ensemble et l’intégrité du principe fédératif. Car cette asymétrie ne saurait être sans limite. Ainsi, elle ne saurait être d’une ampleur telle qu’elle en vienne à remettre en question le maintien du lien fédératif, qu’elle en favorise le démembrement ou qu’elle prive le Canada de ce ciment, de ce consensus essentiel à son existence comme État viable. Après tout, ce qui importe, c’est de trouver le point d’équilibre entre les intérêts dits centraux et les préoccupations plus particulières des entités fédérées — dont celles du Québec —, grâce à une structure politique et constitutionnelle qui permet et encourage à la fois la collaboration du fédéral, des provinces et des territoires, lorsque celle-ci est possible et opportune.
Dans cette veine, nous devons tous être conscients que la bonne foi, la solidarité, la mise en commun des risques et des chances économiques et sociales, le partage de l’information et de l’expertise, ainsi que la participation pleine et entière au développement du Canada, doivent continuer de figurer parmi ce que j’appellerais les nécessités fédératives. En d’autres mots, l’asymétrie comporte sa part de responsabilités, politiques et morales, à l’égard de l’ensemble des Canadiens et Canadiennes.
Quoi qu’il en soit, avec la récente entente Ottawa-Québec en matière de santé, le Québec a obtenu plus qu’un droit de retrait, fût-il accompagné d’une juste compensation financière, et plus qu’un simple astérisque renvoyant au bas d’une page. Il a plutôt obtenu une véritable entente particulière, adaptée à ses besoins propres et à sa spécificité, bien que conclue dans la foulée d’une conférence mettant en cause tous les partenaires fédératifs. Les Québécois et Québécoises ont eu bien raison de voir dans cette reconnaissance du fédéralisme asymétrique un gain majeur pour l’avenir du Québec au sein du Canada. Cette victoire est due en bonne partie à la performance exceptionnelle du premier ministre Jean Charest et à l’ouverture d’esprit du premier ministre Paul Martin et de mon homologue Lucienne Robillard, avec qui j’ai négocié l’entente particulière Ottawa-Québec.
Mais ma conception de l’affirmation du Québec dans le fédéralisme ne se limite pas au contexte canadien. Face aux défis de la mondialisation, il existe un besoin réel pour une contribution spécifiquement québécoise. Le Québec est interpellé au premier chef par des enjeux tels que la diversité culturelle et la diversité linguistique. Sa participation active à de tels débats me semble non seulement acceptable dans notre cadre fédéral, mais elle est aussi nécessaire.
Dans le monde, le Québec est l’un des pionniers en ce qui a trait à l’activité internationale des États non souverains. Il entretient des relations bilatérales directes avec la France, affirme sa capacité à conclure seul des engagements internationaux dans ses champs de compétence, possède un important réseau international de délégations et de bureaux, agit au sein des institutions de la Francophonie internationale en son propre nom, à titre de gouvernement participant, et, enfin, s’intéresse à de nombreux forums internationaux dont les travaux touchent à ses compétences. De façon générale, il possède une politique internationale qui lui est propre et qui constitue l’une des voies servant à la promotion des intérêts des Québécoises et Québécois.
Des discussions sont en cours sur le plan intergouvernemental en ce qui a trait au rôle des provinces dans la négociation de traités internationaux et en ce qui touche aux relations Canada-États-Unis. Le Québec, bien sûr, y participe. Il favorise, par ailleurs – et cela constitue pour lui un enjeu prioritaire – la conclusion d’arrangements bilatéraux avec le gouvernement fédéral lorsque sont en cause des questions ou forums internationaux touchant à ses intérêts spécifiques. Le premier ministre du Québec m’a confié, en ma qualité de ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes, la responsabilité de conduire ces diverses négociations au nom du gouvernement du Québec. Je tiens cependant à souligner l’aide, l’expertise et la collaboration qui me sont offertes par ma collègue Monique Gagnon-Tremblay, vice-première ministre et ministre des Relations internationales.
Sur le plan international, la spécificité du Québec s’ouvre sur des dimensions multiples. C’est d’abord une spécificité collective : l’essor de la politique internationale du Québec est en effet souvent considéré comme l’une des manifestations puissantes de son affirmation moderne. C’est aussi une spécificité politique rattachée au rôle particulier du Québec à l’égard du rayonnement de l’identité québécoise. Concrètement, c’est également une spécificité institutionnelle reflétée par l’existence de son ministère des Relations internationales et d’un puissant réseau développé sur le plan international. C’est enfin une spécificité historique, constituée d’une pratique d’arrangements bilatéraux particuliers au Québec.
Le dossier international n’est pas l’unique priorité à moyen terme du gouvernement. J’ai parlé plus tôt du déséquilibre fiscal auquel nous devons nous attaquer. Nous devons aussi mener à terme les discussions sur les congés parentaux, un autre dossier social où le Québec s’affirme en développant ses propres approches innovatrices. Nous considérons aussi comme prioritaire le dossier des télécommunications où une entente administrative pourrait, je le souhaite, mieux cerner les tenants et aboutissants des interventions du Québec et du fédéral dans ce secteur névralgique. Toute la question de la nomination des juges à la Cour suprême du Canada nous préoccupe également. Il est grand temps que le Québec et les autres provinces qui le désirent, à titre d’entités fédérées, puissent participer directement au processus de sélection des juges de cette cour de dernière instance où des questions d’importance, souvent de nature constitutionnelle, sont débattues et tranchées. Enfin, nous cherchons à exercer un droit de retrait avec compensation en matière d’aide financière aux étudiants, plus particulièrement à l’égard des mesures annoncées dans le budget fédéral 2004.
En ce qui a trait à de possibles tentatives d’intrusion fédérale dans la compétence du Québec en matière d’affaires municipales, je tiens à rappeler que le gouvernement du Québec entend se faire respecter à titre de seul et unique interlocuteur en la matière auprès d'Ottawa. Permettez-moi de rappeler à cet égard que le Québec possède une compétence exclusive en matière d’affaires municipales et locales, en vertu de la Constitution canadienne. Nous entendons imposer le respect intégral de cette compétence. Le fait qu’Ottawa joue avec la terminologie et parle « d’affaires urbaines » ou de « collectivités » ne change rien à la réalité : c’est la compétence du Québec qui est en cause, et cette compétence, nous la défendrons vigoureusement.
Dans la fédération canadienne, le Québec continue de se construire. La participation du Québec au projet canadien, certes, implique un engagement dans une dynamique plus large. Cette participation doit cependant demeurer fructueuse en ce qui touche l’affirmation de la spécificité et de l’identité du Québec.
Mais, s’il est vrai que le Québec est globalement enrichi par l’expérience canadienne, ce que croient d’ailleurs bon nombre de Québécois, il est aussi vrai que le Canada est enrichi par la présence québécoise. La spécificité du Québec est une richesse non seulement pour les Québécois mais aussi pour l’ensemble des Canadiens. Décidément, le Québec n’est pas et ne sera sans doute jamais une province comme les autres !
Je vous remercie.