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Paris, France, 15 novembre 2004 Le Canada : un pays en redéfinition

La version prononcée fait foi.

Allocution du ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes et aux Affaires autochtones du Québec, monsieur Benoît Pelletier devant les membres de l’Association France-Amériques

J’aimerais d’abord remercier le président de l’Association France-Amériques, son excellence l’ambassadeur Siefer-Gaillardin, pour son aimable invitation. C’est un privilège pour moi de pouvoir m’exprimer devant une association dont les membres, de par leurs fonctions, leur profil académique ou leur curiosité intellectuelle, sont amenés à s’intéresser de près aux réalités nord-américaines, canadiennes et québécoises.

J’aimerais également rappeler à notre mémoire notre ami Jean Vinant. C’est Jean Vinant qui, avec Jean Pineau, m’a fait découvrir il y a quelques années l’Association France-Amériques. Je me rappelle avec nostalgie les conversations animées que j’ai eues avec Jean Vinant à Paris ou à Thimory, ce lieu qu’il aimait tant. Jean Vinant continue d’être présent parmi nous, puisque c’est lui qui m’inspire ma démarche de rapprochement de nos peuples respectifs, démarche dans laquelle s’inscrit la présente allocution.

Car, je le dis d’emblée, j’éprouve énormément d’affection et de reconnaissance pour la France, ce pays où j’ai eu la chance d’étudier, d’enseigner, de vivre. Durant ma carrière universitaire comme dans mon engagement politique au Québec, je me suis toujours efforcé de promouvoir la France auprès de mes compatriotes, de mieux faire connaître sa constitution — celle de la Ve République — et ses institutions. Je considère que les amitiés et les solidarités franco-québécoises contribuent grandement à renforcer l’identité francophone du Québec. C’est pour cette raison que j’ai accepté la présidence d’honneur du 14e Congrès international des Associations Québec-France et France-Québec, qui se déroulera en juillet 2005 au Québec, dans la région de l’Outaouais, région dont je suis responsable auprès du gouvernement québécois. Plus de 500 personnes venant des quatre coins de la France et du Québec participeront à cet événement d’envergure qui célébrera nos liens réciproques.

J’ai accepté cette présidence d’honneur parce que je suis convaincu que le dialogue entre la France et le Québec constitue une source d’enrichissement mutuel, et je ne parle pas ici que de vocabulaire. Il peut nourrir notre pensée sur les plans institutionnel, juridique et politique. C’est dans cet esprit d’ailleurs que je vous propose d’aborder les remarques qui suivent, portant sur la redéfinition du fédéralisme canadien.

Vous reconnaîtrez sans doute ce soir, transposés dans la réalité propre au Canada et au Québec, quelques-uns des enjeux qui animent les débats autour de la construction européenne. Comment, en effet, intégrer différents États, provinces ou autres entités, dans un grand ensemble politique, tout en préservant leur identité particulière et tout en la conciliant avec la cohésion et le développement de cet ensemble?

Là-dessus, je dois vous avouer que j’ai toujours été frappé par l’imagination et l’innovation dont l’Europe fait preuve. Quelle que soit la décision qui sera prise par les Français par rapport à la Constitution européenne — et loin de moi l’idée de m’immiscer dans ce débat de grande actualité en France — la façon dont ce pays et ses partenaires européens abordent ces changements politiques, c’est-à-dire un dialogue poussé sur la redéfinition des institutions que vous partagez avec les autres Européens, suscite mon admiration et devrait encourager la réflexion dans mon pays. En même temps, je me permets de suggérer que l’expérience du Québec au sein du Canada constitue un cas d’espèce pour la réflexion qui a cours en Europe. Car, être Québécois, cela signifie relever le défi constant de préserver une identité propre, tout en participant à un projet politique plus vaste.

À mon avis — et ce sera l’essentiel de mon propos ce soir —, il existe aujourd’hui au Canada, comme c’est le cas en Europe, une conjoncture favorable à une redéfinition de ce que doit être une vaste structure politique qui respecte la cohésion et l’unité de l’ensemble, d’une part, et les particularités et les aspirations légitimes de ses composantes, d’autre part.

Or, je suis venu vous dire ce soir que le gouvernement du Québec a décidé de jouer au Canada un rôle de premier plan dans l’atteinte de cet objectif ambitieux, certes, mais néanmoins essentiel au maintien de l’identité québécoise. En effet, le gouvernement dont je fais partie est convaincu que le cadre fédéral canadien constitue le modèle politique le plus apte à assurer l’épanouissement des aspirations des Québécois. Pour cela, il est d’une importance vitale que le Canada maintienne une identité véritablement fédérale, qu’il demeure un pays où sont reconnues et encouragées deux valeurs que nous, au Québec, considérons comme des conditions sine qua non de notre adhésion volontaire au projet canadien : l’autonomie et la spécificité.

Être fédéraliste, c’est encourager la diversité. Et encourager la diversité, c’est reconnaître et valoriser la spécificité du Québec dans l’ensemble canadien.

En quoi consiste donc la spécificité du Québec? Elle repose bien sûr sur une langue, le français, qui est la langue officielle, commune et publique, mais aussi sur une culture, la culture québécoise, qui a été marquée au fil des ans par des influences diverses et par l’apport des Autochtones et des immigrants, par un droit privé de tradition civiliste et donc d’inspiration française, ce qui le distingue du droit privé des autres provinces canadiennes, qui est de common law et donc d’inspiration anglaise, de même que par des institutions propres au Québec et par un mode de vie qui lui est particulier.

La spécificité du Québec est ce qui nous définit en tant que peuple au coeur même du Canada, au nord de l’Amérique. C’est ce qui nous caractérise. C’est ce qui fait de nous une société à la fois singulière et plurielle : singulière, parce que c’est sur cette société que repose pour l’essentiel la survie du fait français en Amérique; plurielle, parce que le Québec n’est pas une société ethnocentrique et fermée sur elle-même, mais plutôt une société pluraliste, ouverte et accueillante.

S’il est vrai que le Québec est enrichi par sa participation à l’ensemble canadien, il est encore plus vrai que le Canada est enrichi par la spécificité québécoise. Cette spécificité doit demeurer au centre de la définition du Canada en tant qu’État; elle doit en faire partie intégrante et en animer l’évolution.

Cela me semble d’autant plus important que, bien que le Canada ne soit pas actuellement engagé dans un exercice de réforme constitutionnelle, il est néanmoins entré dans une ère où le fonctionnement de ses institutions politiques est appelé à se transformer rapidement. Pourtant, les multiples impulsions qui sont données au fonctionnement de notre fédération prennent souvent des directions opposées. Certaines contribuent à consolider le caractère décentralisé du Canada. D’autres, au contraire, sous prétexte de promouvoir des intérêts dits supérieurs ou nationaux, ont tendance à vouloir centraliser les pouvoirs et les moyens de l’État central de telle sorte que l’esprit fédératif s’en trouve dénaturé.

Ce jeu simultané de forces centralisatrices et décentralisatrices n’est certainement pas nouveau chez nous. En fait, depuis la naissance de notre fédération, en 1867, nous pouvons dire qu’il a existé deux conceptions du pays.

Ce n’est pas un secret que nombre de dirigeants politiques, qui représentaient alors la majorité anglophone des colonies britanniques d’Amérique du Nord, auraient préféré que la nouvelle Constitution canadienne ne soit pas celle d’un État fédéral mais plutôt celle d’un État unitaire, formé de l’union de ces colonies sous l’autorité d’un même parlement. Cependant, la plupart d’entre eux ont rapidement reconnu qu’un tel type d’union serait inacceptable pour la minorité francophone, largement concentrée au Québec où elle était majoritaire et l’est toujours. Ils ont donc vu dans l’approche fédérative un compromis permettant de prendre en compte notamment les préoccupations de la population du Québec.

C’est ainsi que le Québec devenait en 1867 une province de la nouvelle fédération canadienne. Vous me permettrez d’ailleurs de rappeler que les termes « province » et « provincial » ont chez nous le sens institutionnel fort de ce qui est relatif aux États fédérés du Canada. Je sais très bien qu’à Paris, ces mots peuvent prendre un autre sens. Je vous saurai donc gré de garder à l’esprit cette importante distinction sémantique pour le reste de mon intervention. Soit dit en passant, j’ai lu récemment dans The Economist que le mot « libéral » avait maintenant une connotation péjorative en Europe. Alors, étant un « libéral provincial », cela me fait une belle jambe !

Comme tout bon compromis, la Constitution fédérale de l’époque a été rédigée de façon à favoriser l’adhésion du plus grand nombre. Elle comportait plusieurs mesures d’inspiration centralisatrice. Tellement que certains experts jugent que le Canada était au départ une quasi-fédération. Le tout premier premier ministre du Canada, John A. MacDonald, a même déjà suggéré que le modèle fédéral canadien reproduisait entre le gouvernement central et les provinces la relation hiérarchique qui existait entre la métropole britannique et ses colonies. C’est vous dire!

Pourtant, la Constitution accordait, en même temps, les plus importants pouvoirs en matière locale et civile aux législatures provinciales, dont celle du Québec. Et les défenseurs du projet fédéral au Québec étaient à l’époque convaincus que l’exercice de ces pouvoirs allait permettre aux Québécois de protéger leur autonomie et leur identité nationale.

L’histoire subséquente témoigne de cette opposition entre deux conceptions du Canada : l’une mettant l’accent sur une intégration assurée par un gouvernement central hiérarchiquement supérieur; l’autre, sur la nécessité de reconnaître l’autonomie et l’originalité de ses diverses composantes. C’est évidemment cette dernière lecture de la Constitution canadienne que les gouvernements successifs du Québec ont défendue avec vigueur. Cette idée d’un fédéralisme canadien devant garantir à la société québécoise et à ses institutions un espace où elles peuvent jouir d’une entière liberté d’action, transcende les idéologies, les époques et les formations politiques québécoises.

Au cours de l’histoire, la vision décentralisée du Canada, privilégiée par le Québec, a largement contribué à façonner le pays tel qu’on le connaît aujourd’hui. Il faut souligner que, dès le départ, la vision ultra-centralisatrice qu’entretenaient certains hommes politiques au 19e siècle a été désavouée tant par les tribunaux que par la pratique. En outre, les pouvoirs conférés aux provinces – santé, éducation, politique sociale et familiale – ont vu leur importance s’accroître considérablement à mesure que le Canada vivait, comme la plupart des autres pays occidentaux, la transition vers un plus grand interventionnisme étatique. Ces champs d’activité gouvernementale sont aujourd’hui les plus importants, tant au niveau des postes budgétaires qu’aux yeux des citoyens.

Il s’est cependant développé, durant la deuxième moitié du 20e siècle, une pratique plus centralisatrice, largement en marge de notre Constitution, caractérisée par l’appropriation de fonds fédéraux à des fins provinciales. Je m’explique. Avec l’avènement de l’État-providence, le gouvernement canadien a commencé à utiliser la marge de manoeuvre financière qu’il avait acquise au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, afin de jouer un rôle structurant dans des secteurs qui, jusque-là, avaient été peu développés par les gouvernements provinciaux. Invitant ces derniers à se joindre à lui dans la mise en place de grands programmes sociaux à l’échelle du pays (assurance-maladie, financement de la sécurité sociale et de l’éducation post secondaire), le gouvernement central a ainsi joué un rôle important dans la création du filet social canadien. Ce qui en retour, et ce n’est pas négligeable, lui a permis de susciter des attentes chez les citoyens, pour ensuite se donner une visibilité auprès d’eux et s’approprier un rôle qui relève constitutionnellement des provinces.

Le problème, c’est que cette présence fédérale dans les domaines de proximité a entraîné à la longue un brouillage du partage des compétences qui favorise la centralisation du Canada. Ce brouillage est possiblement plus important aujourd’hui qu’à toute autre époque de notre histoire. Il s’étend des infrastructures routières aux listes d’attentes dans les hôpitaux, en passant par l’aide financière aux étudiants et le développement des villes et des villages.

Et ce problème est grandement amplifié en raison du fait que les gouvernements provinciaux disposent de ressources financières inadéquates pour assumer leurs responsabilités constitutionnelles dont les coûts croissent sans cesse, alors que le gouvernement central a des moyens financiers qui lui permettent non seulement d’assumer pleinement ses propres obligations constitutionnelles, mais aussi de diminuer son niveau d’endettement et de dépenser une partie de ses revenus dans des domaines provinciaux. Le Québec appelle ce phénomène le déséquilibre fiscal.

Ce phénomène nuit non seulement à l’autonomie du Québec, mais aussi à la capacité d’agir de toutes les autres provinces canadiennes et, en définitive, au bon fonctionnement de la fédération. Cependant, je vous dirais qu’avant l’entrée en scène de l’actuel gouvernement du Québec, l’idée que tous les États membres de la fédération canadienne pouvaient former une force politique unie sur certaines questions importantes pour l’avenir du pays n’avait jamais été sérieusement considérée ni, a fortiori, mise en oeuvre. On avait plutôt tendance à s’en remettre à l’État central pour définir le bien commun du Canada. Le potentiel du dialogue interprovincial était tout simplement sous-exploité.

Porté au pouvoir en avril 2003, le gouvernement dont je fais partie s’est mis au travail pour changer cette dynamique. Dans la tradition d’autres gouvernements qui nous ont précédés, nous avons fondé notre politique intergouvernementale sur les deux valeurs que sont le respect de l’autonomie du Québec et l’affirmation de sa spécificité. Là où nous avons innové, où nous avons perçu une occasion de changer les choses, c’est en ajoutant un troisième axe : l’exercice d’un leadership québécois dans les relations avec les autres provinces et le gouvernement fédéral.

En effet, il me semble évident que le Québec a de bien meilleures chances d’atteindre ses objectifs d’autonomie et de spécificité, inhérents au modèle fédéral, en favorisant, grâce à son leadership, la redécouverte du sens véritable du fédéralisme dans l’ensemble du Canada. Disons-le sans prétention : le Québec est la conscience fédérale du Canada! Son insistance sur le respect de ses compétences et sur la reconnaissance de son identité, loin d’être un obstacle à l’édification du Canada, constitue un gage de richesse et d’équilibre. L’autonomie et la spécificité québécoises font du Canada un pays plus fort, un pays plus riche.

Le gouvernement du Québec a choisi de jouer un rôle de leader. Car, comme le disait récemment le premier ministre monsieur Jean Charest, l’élection d’un gouvernement libéral à Québec en avril 2003 constitue certes un défi pour ceux qui veulent séparer le Québec du Canada, mais il constitue aussi, et peut-être surtout, un défi pour ceux qui tentent de maintenir le statu quo dans la fédération canadienne. Incidemment, pour l’actuel gouvernement du Québec, il est clair que les Québécois veulent que la redéfinition du Canada se fasse avec le Québec et non en le laissant en marge. Les Québécois n’ont aucun désir de voir le Québec devenir un village d’Astérix au sein du Canada, résistant encore et toujours à l’envahisseur. Ils veulent participer à l’évolution du pays qui leur appartient. Ils veulent que leur conception du pays soit acceptée comme quelque chose de positif et non pas simplement accommodée par défaut ou par dépit.

En me confiant la responsabilité des relations intergouvernementales canadiennes ou, si vous voulez, de notre diplomatie intérieure, le premier ministre du Québec, monsieur Jean Charest, m’a investi de la délicate tâche d’amorcer le virage souhaité.

Lors de mes échanges avec les représentants des autres provinces, j’ai immédiatement pu constater que le Québec n’était pas seul à comprendre la nécessité de rééquilibrer notre fédération. Notre gouvernement a donc rapidement réussi à réunir ses partenaires autour d’un thème commun : l’urgence de préserver et de renforcer le rôle institutionnel des provinces dans l’évolution du Canada. Notre but ultime est de faire des provinces des acteurs à la fois pleinement souverains dans leurs sphères d’activité et capables, au même titre que le gouvernement central, de participer à la définition du bien commun du pays.

Pour mettre en oeuvre cette vision et intensifier le dialogue entre les provinces, le Québec a proposé à l’été 2003 la création d’un Conseil de la fédération. Je dois vous dire que je me réjouis du fait que nos partenaires aient accueilli aussi rapidement et avec autant d’enthousiasme l’initiative du Québec. En effet, dès décembre 2003, l’entente fondatrice du Conseil était signée par tous les gouvernements provinciaux et territoriaux.

Le Conseil de la fédération est un forum composé des treize provinces et territoires du Canada, représentés par leur premier ministre respectif. Son objectif n’est pas d’atteindre l’unanimité à tout prix et à tous égards. Il n’a pas non plus été créé dans le but de s’opposer systématiquement aux décisions du gouvernement central.

Le Conseil de la fédération a plutôt été imaginé comme un forum d’échange et de concertation. Les provinces et les territoires y font connaître leurs positions sur une grande variété de dossiers d’actualité, notamment les arrangements fiscaux, la santé, les politiques sociales, l’économie et le commerce intérieur, de même que sur l’évolution institutionnelle du Canada.

Lorsque, sur un sujet donné, les membres sont en mesure de dégager un consensus, les travaux au sein du Conseil permettent d’exprimer une position commune des provinces et des territoires, de mieux la documenter, de la faire connaître au public et d’agir de concert. Mais comprenez-moi bien! La participation du Québec au Conseil de la fédération ne se fera jamais au prix de l’abandon des positions qu’il a toujours défendues. Les vertus du consensus intergouvernemental n’auront jamais préséance sur les intérêts supérieurs du Québec. Au contraire, pour l’actuel gouvernement du Québec, la défense soutenue des intérêts vitaux des Québécois est une fin en soi, alors que le consensus intergouvernemental est un moyen mis au service de cette fin.

Tenant compte de cette réserve importante, je dois dire que je trouve très encourageante pour l’avenir de notre pays la perspective que le Conseil de la fédération puisse permettre aux provinces, dans certains dossiers importants qui requièrent des ententes entre les deux ordres de gouvernement, d’entreprendre les négociations avec le gouvernement fédéral dans un rapport plus égalitaire.

La mise en place du Conseil de la fédération constitue une innovation de taille dans un paysage institutionnel canadien qui, contrairement à celui de l’Europe, était resté inchangé depuis plusieurs années. Le fait que le Conseil ait pu être créé aussi rapidement témoigne de l’importance des changements survenus sur la scène politique au Canada depuis 2003. Permettez-moi de vous parler d’un autre de ces changements.

Ceux d’entre vous qui connaissez l’histoire canadienne, savez qu’il y a eu, par le passé, de vives résistances à ce que la différence québécoise soit reconnue dans le fonctionnement réel de notre pays; j’entends par là une reconnaissance qui va audelà de la pure symbolique. En fait, je dirais qu’il y a longtemps eu un malaise, à l’extérieur du Québec, quant à l’idée selon laquelle le Québec, en raison de ses particularités linguistiques, institutionnelles, juridiques, politiques et sociologiques, puisse être traité de façon différente des autres membres de la fédération lorsque la situation s’y prête. C’est pourquoi la fédération canadienne, contrairement à d’autres États ou regroupements d’États, n’a pas eu autant recours qu’on aurait pu le souhaiter à des solutions dites « asymétriques », c’est-à-dire des solutions permettant d’accommoder les besoins et réalités du Québec ou même d’autres provinces, le cas échéant.

Cependant, grâce au leadership exercé par le Québec au sein du Conseil de la fédération et à la diplomatie intérieure menée par l’actuel gouvernement, le bienfondé de ces résistances est en voie d’être reconsidéré. J’en ai pour preuve le succès historique enregistré lors de la dernière conférence fédérale-provincialeterritoriale sur la santé.

En septembre dernier, le premier ministre du Canada, monsieur Paul Martin, invitait ses homologues des provinces et les leaders territoriaux à une conférence dont l’objectif était de parvenir à un accord à long terme sur le financement du système de santé au Canada. La Constitution canadienne réserve ce domaine aux provinces, mais, comme je l’ai expliqué plus tôt, le gouvernement fédéral s’y est arrogé un rôle important, et ce, depuis longtemps.

Or, au cours des dernières années, le renouvellement des transferts financiers du gouvernement fédéral aux gouvernements des provinces avait été une source majeure de tensions. Ces tensions provenaient, d’une part, d’un apport décroissant du financement fédéral en proportion des coûts du système de santé supportés par les provinces et, d’autre part, du fait que cet apport, même décroissant, était de plus en plus accordé sous certaines conditions établies par le gouvernement central.

Les objections du Québec ont cependant toujours eu un autre volet, plus fondamental. Pour nous, il a toujours été éminemment contestable que le gouvernement central puisse imposer des conditions, par le moyen de ses transferts financiers, dans des domaines relevant exclusivement du Québec.

Depuis de nombreuses années, les conférences connaissaient un dénouement semblable. Le gouvernement fédéral s’engageait à verser plus d’argent, ce que les provinces pouvaient difficilement refuser, mais le point de vue du Québec demeurait souvent sans écho.

Le scénario de la Conférence de septembre 2004 a été bien différent. Grâce au travail de préparation effectué au sein du Conseil de la fédération, les provinces ont présenté des demandes financières fermes et bien étayées. De plus, les partenaires du Québec étaient prêts à l’appuyer dans sa quête d’une entente fidèle à sa conception du fédéralisme. Le gouvernement fédéral ayant manifesté une ouverture à cet égard, le résultat de la Conférence fut une entente historique.

D’abord, dans un document signé par tous les gouvernements, il est expressément reconnu, pour la première fois, que le fédéralisme canadien peut être « asymétrique », en permettant « l’existence d’ententes particulières pour n’importe quelle province ». Il s’agit là d’une affirmation générale. Autrement dit, elle peut s’appliquer à tout domaine de la pratique fédérale. Ensuite, dans un autre document, bilatéral celui-là, le Québec et le gouvernement fédéral vont encore plus loin en reconnaissant que le fédéralisme asymétrique « respecte les compétences du Québec » et qu’il permet « l’existence d’ententes et d’arrangements adaptés à la spécificité du Québec ».

Cette reconnaissance par le gouvernement fédéral et par toutes les provinces du potentiel des solutions asymétriques représente un gain appréciable non seulement pour le Québec, mais aussi pour le Canada tout entier. Elle se situe à contre-courant des tendances centralisatrices que j’ai évoquées précédemment. Elle permet également d’envisager des déblocages dans plusieurs domaines où la volonté d’innover est souvent frustrée par le modèle de l’uniformité.

Je crois profondément que, lorsqu’il est employé pour mieux tenir compte des différences et qu’il permet à chaque partenaire d’évoluer selon ses intérêts et en fonction des attentes légitimes de ses citoyens, le fédéralisme asymétrique constitue un atout majeur pour l’unité du pays. Il permet en effet de valoriser le fédéralisme comme modèle politique respectueux de la diversité. De fait, l’asymétrie est un hommage à la souplesse et à l’adaptabilité de la formule fédérale, dans ce qu’elle a de classique et d’universel. L’asymétrie traduit l’idée voulant que le fédéralisme ne soit pas fait que d’une mise en commun de ressources, de valeurs et d’idéaux, mais qu’il repose aussi sur la diversité de ses composantes, sur la capacité de chacune d’elles de faire valoir son originalité et sur son droit intrinsèque de vivre sa différence. Bref, l’asymétrie est non seulement compatible avec le principe fédéral, mais elle lui est inhérente.

Un rapide coup d’oeil aux diverses lois constitutionnelles canadiennes suffit d’ailleurs pour réaliser que notre pays est, si je puis dire, né dans l’asymétrie. En outre, la pratique intergouvernementale canadienne nous enseigne que des solutions asymétriques peuvent être trouvées et s’avérer bénéfiques pour tous. Par exemple, le Québec a, par le passé, conclu des ententes administratives afin de protéger son autonomie et son identité en matière de sélection et d’intégration des immigrants ou de prendre part à l’Organisation internationale de la Francophonie en tant que gouvernement participant.

Ce type d’arrangement correspond tout à fait à la conception que se font la grande majorité des Québécois de ce que devrait être le fédéralisme canadien. Mais les exemples que je viens de donner sont encore trop peu nombreux. Le gouvernement du Québec souhaite que la flexibilité soit encore davantage intégrée comme principe directeur de la dynamique fédérale canadienne, comme elle l’est dans d’autres fédérations. Le combat n’est pas gagné d’avance, car les résistances auxquelles je faisais référence plus tôt n’ont pas complètement disparu.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement du Québec est déterminé à tout mettre en oeuvre pour que l’État canadien se détourne de ses tentations centralisatrices et renoue avec l’esprit du fédéralisme. Cela implique notamment une application plus souple, plus flexible du fédéralisme canadien, de même qu’un meilleur respect du partage des pouvoirs, tel que défini par la Constitution canadienne.

Le partage des responsabilités étatiques n’est pas le fruit du hasard. Il obéit à une logique qui repose parfois sur la promotion de la diversité, parfois sur l’introduction de poids et de contrepoids pour améliorer la qualité de la démocratie, parfois sur un besoin de proximité entre le pouvoir public et le contribuable, parfois même sur le concept de subsidiarité, c’est-à-dire sur la question de savoir quel ordre de gouvernement est le mieux placé pour dispenser tel ou tel service.

Une fédération n’est donc pas hiérarchisée par opposition à un État unitaire comme la France. Une fédération, par essence, est un système politique où chaque gouvernement doit pouvoir faire les choses comme il l’entend pour assumer ses responsabilités.

Faire partie d’un État fédéral, ce n’est pas être enrégimenté ou embrigadé dans un moule unique. C’est plutôt faire partie d’un système dynamique, toujours en adaptation avec son époque. C’est faire partie d’une communauté qui partage un territoire et une vision s’inspirant de valeurs communes, dans le respect de chacun des partenaires.

De nos jours, un nombre croissant de pays deviennent des fédérations ou adoptent des traits fédéraux. Même l’Union européenne recèle un certain nombre de caractéristiques fédérales, ce qui n’en fait pas pour autant une fédération. Il y a d’ailleurs autant de fédéralismes qu’il y a de fédérations, chaque État adaptant la formule fédérale en fonction de ses besoins propres et de son contexte géopolitique et socioéconomique. Mais s’il est vrai que le fédéralisme est la voie de l’avenir — ce que je crois profondément — , il est aussi vrai que l’affirmation de l’identité québécoise dans l’ensemble canadien passe par un plus grand respect du principe fédératif au Canada.

Mais ma conception de l’affirmation de la spécificité du Québec, c’est-à-dire de son identité singulière, ne se limite pas au territoire canadien. Face aux défis de la mondialisation, il y a un besoin réel pour une contribution proprement québécoise au niveau international. Le Québec est interpellé au premier chef par des enjeux comme la diversité culturelle et linguistique. Sa participation active à de tels débats me semble non seulement acceptable dans notre cadre fédéral, mais nécessaire.

Dans le monde, le Québec est l’un des pionniers en ce qui a trait à l’activité internationale des États non souverains. Il entretient des relations bilatérales directes avec la France. Il affirme sa capacité à conclure seul des engagements internationaux dans ses champs de compétence. Il possède un important réseau international de délégations et de bureaux. Il agit, au sein des institutions de la Francophonie internationale, en son propre nom à titre de gouvernement membre. Et il s’intéresse de près à de nombreux forums internationaux dont les travaux touchent à ses compétences. Bref, le Québec a une politique internationale qui lui est propre, mais néanmoins complémentaire à celle du Canada.

Des discussions sont en cours avec le gouvernement fédéral en ce qui a trait au rôle des provinces dans la négociation des traités et dans les relations Canada-États- Unis. Le Québec, bien sûr, y participe. Il favorise par ailleurs — et cela constitue pour lui un enjeu prioritaire — la conclusion d’arrangements bilatéraux avec le gouvernement fédéral afin d’avoir une voix dans des forums internationaux portant sur des sujets qui touchent à sa spécificité, comme la culture, la langue ou l’éducation.

L’affirmation du Québec sur le plan international est d’autant plus importante qu’elle permet de concourir au rayonnement de la langue française, ce joyau que les Québécois partagent avec vous, ainsi qu’avec des centaines de milliers de Canadiens d’autres provinces et d’autres francophones à l’échelle des Amériques et d’ailleurs.

Parce que la société québécoise est au coeur de la famille francophone au Canada et dans les Amériques, le Québec se reconnaît une responsabilité à l’égard de celle-ci et entend y assumer, encore ici, un leadership rassembleur. Il est déterminé à ce que les francophones du Canada, associés aux francophones et francophiles des Amériques, occupent pleinement la dimension francophonie de la mosaïque culturelle des continents nord et sud-américains.

Pour mieux articuler sa vision de la francophonie des Amériques, notre gouvernement a fait deux actions concrètes. D’abord, il a entrepris de redynamiser les relations qu’entretiennent les Québécois avec les communautés francophones et acadiennes partout au Canada. En effet, il nous paraît évident que le Québec et les communautés francophones et acadiennes du Canada devraient former une francophonie encore plus unie dans l’action; forte, solidaire, tout en étant respectueuse des caractéristiques de chacun.

Ensuite, le gouvernement du Québec travaille à mettre en place un Centre de la francophonie dans les Amériques afin de resserrer les liens entre les francophones de cet hémisphère. Ce Centre sera d’abord et avant tout un lieu de rencontres et d’animation de la francophonie, ouvert au grand public. Déjà, je l’entrevois comme un lieu de congruence et de concertation qui favorisera la tenue d’activités en français dans les secteurs de la recherche, de la culture et des affaires, un lieu d’expression des aspirations et de rayonnement des réalisations de la francophonie des Amériques dans tous les domaines de son développement. Mais il y a plus. Je souhaite que ce Centre puisse un jour jeter des ponts entre tous les continents afin que se poursuive l’étroite collaboration entre nos deux peuples au sein de la Francophonie internationale.

À mon avis, la possibilité de diffuser dans les Amériques notre langue commune — et les valeurs de collaboration, de fraternité, de tolérance et de diversité qu’elle véhicule — présente une occasion unique de faire contrepoids à une certaine tendance vers l’homogénéisation, l’américanisation et l’anglicisation qui occupera, si nous n’y prenons garde, une place trop prépondérante dans le monde.

Nous tous, Français et Québécois, devrons faire front commun pour promouvoir la langue française et l’idéologie humaniste qu’elle sous-tend. Je ne suis toutefois pas inquiet quant à l’épanouissement de la langue française dans le monde ni quant à son épanouissement au Canada. Après tout, comme le disait récemment le premier ministre du Québec, monsieur Jean Charest, à l’occasion d’un discours portant sur l’État de la fédération, « le Canada est un pays jeune, toujours en construction, toujours à l’état de potentiel ». Voilà pourquoi il faut se garder de sombrer dans le fatalisme, comme certains peuvent être enclins à le faire, en ce qui a trait à la place du Québec dans le Canada de demain. Voilà également pourquoi il ne faut pas non plus se complaire dans le statu quo et rejeter toute suggestion d’amélioration.

Pour faire face aux défis de notre époque, le gouvernement du Québec propose cinq principes dont la pertinence, par ailleurs, ne se limite pas au contexte fédéral, mais s’étend à la gouverne en général, à l’ère de la mondialisation. Ces principes sont les suivants : premièrement, le respect, celui des compétences, celui des choix et celui de chacun des partenaires ; deuxièmement, la flexibilité, la diversité, l’asymétrie ; troisièmement, l’équilibre, l’équilibre fiscal pour avoir l’équilibre politique ; quatrièmement, la primauté du droit ; et, cinquièmement, la coopération. J’ai tenté ce soir de rendre l’essence des trois premiers principes. Je voudrais vous dire un mot en terminant au sujet des deux derniers.

La primauté du droit n’est pas une notion nouvelle, elle est le ciment de nos sociétés. C’est ainsi qu’au Canada, nous devons chercher à concilier les normes juridiques avec nos pratiques, ce qui peut impliquer la modification des règles de droit, peutêtre même de la Constitution, lorsque ces règles ne correspondent plus à notre voeu ou à la réalité.

Sur ce plan, je dois dire que la Communauté européenne, avec ses 25 pays membres, offre aux Canadiens et au monde entier, un puissant exemple de rigueur, d’imagination et de courage politique.

L’Europe est également source d’inspiration en ce qui concerne le dernier principe, celui de la coopération. Notre époque, caractérisée par une très grande mobilité, que ce soit des biens, des personnes, des services, des capitaux ou des enjeux, comme la pollution, ne nous permet plus de gouverner en vase clos. Cela est vrai entre les États souverains, cela est aussi vrai à l’intérieur d’une fédération. Cela ne veut cependant pas dire qu’il faille confier toutes les commandes au gouvernement fédéral et que le partage des compétences doive disparaître, au même titre que la mondialisation ne postule pas la disparition des États.

La souveraineté, celle des provinces dans leurs domaines de compétence comme celle des États souverains, est là pour rester. Ce qui doit changer, c’est la façon de l’exercer. Ce qu’il faut, c’est une véritable gestion conjointe de l’interdépendance entre les gouvernements, dans le respect de chaque gouvernement et de leur autonomie respective.

En cette ère de mondialisation, les gouvernements doivent mettre en commun leurs expertises et leur savoir-faire. Ils doivent se fixer des objectifs communs et partager des défis et des ambitions, voire des valeurs et des idéaux. Mais cette mise en commun, ce partage ne doit pas entraîner la perte des entités qui y participent et qui y contribuent. Il doit plutôt servir à ajouter à ce qu’elles sont déjà, à les faire évoluer vers quelque chose qui les fait grandir, tout en respectant leur identité fondamentale.

À l’image de chaque individu qui s’enrichit au contact d’autrui, sans perdre ni sa créativité ni son originalité, les communautés, les sociétés, les États doivent s’ouvrir aux autres et participer à des projets qui les transcendent. Il faut cependant que ces projets respectent leur singularité. Le défi des grands ensembles est donc de parvenir à développer une identité globale, commune, mais inclusive et sensible aux diverses réalités qui les composent. En d’autres termes, les grands ensembles ne doivent pas devenir des creusets servant à fondre ou à broyer les collectivités particulières qui les habitent. Cela est vrai pour l’Union européenne. Cela l’est aussi pour le Canada.

Vous savez, en tant qu’êtres humains, nous sommes tous égaux. Et pourtant, nous sommes différents. Il ne me viendrait jamais à l’idée de nier ce que vous êtes, pas plus que je n’aimerais que vous niiez ce que je suis. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de vous priver des ressources dont vous avez besoin pour vous épanouir dans ce que vous êtes, pas plus que je n’aimerais en être privé moi-même. En somme, il doit en être des collectivités, comme il en est des individus.

Dans cet esprit, puisse le Canada réussir à démontrer que l’on peut conjuguer unité et diversité. Puisse le Canada relever le défi de l’exemplarité, en prouvant sans équivoque qu’il est possible de caresser un projet commun, tout en respectant la valeur intrinsèque de chaque composante, dont la spécificité du Québec.

Merci.