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Bruxelles, le 3 mars 2005 L’asymétrie dans les États fédéraux : le cas du Canada

La version prononcée fait foi.

Allocution du ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes, à la Francophonie canadienne et à la Réforme des institutions démocratiques M. Benoît Pelletier

3e conférence internationale sur le fédéralisme

C’est avec grand plaisir que je participe au présent atelier qui porte sur l’un des sujets de l’heure, non seulement dans la fédération canadienne, mais aussi au sein de nombreux autres États fédéraux ou quasi fédéraux, comme nous le montrent nos travaux aujourd’hui.

Dans le contexte canadien, l’asymétrie a certainement une importance particulière qui découle, à mon avis, en grande partie de la présence du Québec. Seul État à majorité francophone parmi les provinces de la fédération canadienne, le Québec constitue, au sein du Canada, une réalité nationale minoritaire et se reconnaît des responsabilités claires à l’égard de l’affirmation du fait français. La nation québécoise est une réalité que le fédéralisme canadien ne doit pas combattre, mais intégrer dans son fonctionnement. Fondamentalement, accepter le fédéralisme, c’est accepter les particularismes et le droit à la différence. Le fédéralisme, de façon inhérente, implique une reconnaissance de la diversité dans l’action gouvernementale.

Quant au fédéralisme asymétrique, il implique une prise en compte à un degré encore plus poussé de la diversité dans l’organisation des rapports politiques et constitutionnels. Il renvoie principalement à une différenciation entre les entités d’un même ensemble sur le plan de leurs compétences ou, plus généralement, de leurs missions. Bref, il suppose une certaine « organisation » de la différence au sein même de la différence inhérente aux rapports fédératifs.

Dans la pensée politique contemporaine, l’asymétrie est vue comme étant une voie à privilégier au sein d’États fédéraux où coexistent notamment différentes réalités nationales générant cette « diversité profonde »1 qui se démarque, du point de vue des défis institutionnels qu’elle génère, de la diversité sociale plus large où la protection des droits individuels et les politiques générales de pluralisme culturel peuvent constituer des réponses institutionnelles adéquates.

Un contexte plurinational génère des exigences supplémentaires : la reconnaissance des réalités collectives, le respect des minorités et l’accommodement des responsabilités particulières incombant à une entité fédérée à vocation nationale. L’asymétrie est un outil concret pour aborder ce type d’exigences. Dans le contexte de l’accommodement d’une réalité nationale minoritaire, elle peut refléter la recherche d’équilibre et d’équité et enrichir le concept d’égalité en y ajoutant la notion plus subtile d’égalité des chances2.

L’asymétrie peut, en reconnaissant ces différences profondes, favoriser finalement une plus grande participation au projet commun et améliorer de ce fait non seulement la « qualité fédérative » d’un État, mais également sa vie démocratique et ce, autant au niveau global de la fédération qu’au sein des collectivités destinataires des structures asymétriques.

Le fédéralisme asymétrique demande, par ailleurs, de garder le souci d’une cohérence et d’une cohésion d’ensemble. On ne peut, sans mettre en cause le principe fédéral, faire l'économie des responsabilités fédératives de base telles que la solidarité, la mise en commun des risques et des chances économiques et sociales ou la participation au projet commun. Le fédéralisme asymétrique a donc des limites s’il veut rester « fédéralisme ».

Dans le fédéralisme canadien, il existe des éléments d’asymétrie depuis ses origines, éléments qui, parfois, prennent eux-mêmes leur source dans les dispositions constitutionnelles préfédératives, par exemple l’Acte de Québec de 1774.

Lors de la création de la fédération canadienne en 1867, la spécificité du Québec sur le plan de son droit privé — qui est le seul, dans la fédération, à se rattacher à la tradition civiliste — trouva écho dans la Constitution, non seulement par l’octroi à chaque province de la compétence en matière de droit privé, ce qui permet, à chacune d’elles, de choisir en la matière le régime qui lui convient, mais aussi par la non-application au Québec d’un mécanisme constitutionnel prévu pour faciliter l’uniformisation, dans les autres provinces, du droit privé de tradition anglaise. Le cadre constitutionnel établi au XIXe siècle comprenait également des dispositions asymétriques en matière de droits linguistiques des francophones et des anglophones, et de garanties religieuses pour les systèmes scolaires catholiques ou protestants.

Sur le plan des institutions centrales, seul le Québec jouit, au sein de la Cour suprême du Canada, d’une garantie spécifique de représentation, à savoir trois juges sur un total de neuf, dont la nomination relève cependant de l’exécutif fédéral.

L’asymétrie n’est donc pas étrangère à la structure constitutionnelle de la fédération canadienne. Au fil du temps, le recours à l’asymétrie dans les rapports fédératifs s’est cependant davantage traduit par des ententes administratives que par l’introduction de nouvelles dispositions constitutionnelles formelles.

Durant les années 50, le Québec s’est distingué en étant la seule province à reprendre de l’autonomie en matière de perception fiscale, après la dévolution de ce pouvoir au gouvernement fédéral qui avait accompagné l’effort de guerre.

Durant les années 60, le Québec s’est prévalu de droits de retrait avec compensation fiscale pour cesser de participer à certains programmes gouvernementaux pancanadiens qu’il considérait être des empiètements dans ses champs de compétence. Cela lui a permis notamment de développer ses propres régimes de retraite et d’aide financière aux étudiants.

À partir des années 70, une succession d’ententes bilatérales sont venues reconnaître un rôle important pour le Québec dans le domaine de l’immigration. Sur la scène internationale, le Québec a obtenu le statut particulier de gouvernement participant au sein de la Francophonie multilatérale, statut qu’une autre province canadienne, le Nouveau-Brunswick a, par la suite, acquis également. La présence du Québec dans la Francophonie internationale prouve depuis une trentaine d’années qu’il est possible pour le Québec de faire entendre sa voix sur le plan international sans porter atteinte à la politique étrangère canadienne. Cette présence — exprimant une dimension asymétrique de nos rapports fédératifs qui est significative — n’est pas un précédent qu’il faut à tout prix circonscrire, mais plutôt un modèle à reproduire dans d’autres enceintes internationales. D’ailleurs, le Québec souhaite jouer un rôle accru sur la scène internationale, un rôle qu’il considère compatible avec le fédéralisme et la politique étrangère du Canada.

Comme autre exemple, mentionnons qu’en 1997, le gouvernement fédéral a conclu en bilatéral avec le gouvernement du Québec une entente sur la main-d’oeuvre, reconnaissant ainsi la nécessité d’un meilleur contrôle québécois de ce secteur névralgique. D’autres ententes, à géométrie variable, ont été conclues avec d’autres provinces.

En septembre 2004, l’ensemble des premiers ministres fédéral et provinciaux ont signé une entente sur la santé reconnaissant en termes exprès le fédéralisme asymétrique et la possibilité de recourir à l’asymétrie par des ententes particulières. Simultanément, les premiers ministres du Québec et du Canada ont conclu une telle entente bilatérale en évoquant la spécificité du Québec et sa volonté d’autonomie. Elle fait en sorte que le Québec conserve ses responsabilités dans le domaine de la santé, alors que les autres provinces acceptent de participer à une gestion intergouvernementale plus étendue.

Il me faut également mentionner cette toute récente entente bilatérale, signée le 1er mars 2005 entre le gouvernement du Québec et le gouvernement fédéral sur le Régime québécois d’assurance parentale, entente qui permet l’émergence concrète d’une nouvelle asymétrie dans notre fédéralisme.

En ce qui concerne maintenant les débats constitutionnels, il convient d’abord de signaler qu’une commission royale d’enquête d’origine fédérale, la Commission Pepin- Robarts, avait, dès 1979, recommandé l’adoption, dans la Constitution, d’un fédéralisme asymétrique, mais la proposition resta sans suite.

Puis, les tentatives de réforme constitutionnelle de la fin des années 80 et du début des années 90 ont donné lieu à des débats assez polarisés entre le Québec et le reste du Canada au sujet de la spécificité du Québec et des responsabilités particulières qui devraient en découler pour ses institutions.

Certains intellectuels québécois et canadiens, analysant cette période, ont constaté l’existence d’une difficulté à concilier deux visions identitaires : d’une part, celle du Canada comme une seule nation à laquelle se rattache une conception plus territoriale du fédéralisme et, d’autre part, une vision du Québec comme réalité nationale au sein du Canada.

Parmi ces intellectuels, plusieurs voient aujourd’hui dans le fédéralisme asymétrique — que chacun, évidemment, conçoit avec certaines variantes et selon différentes modalités — un outil pour en arriver à surpasser cette difficulté, augmenter la confiance mutuelle et améliorer de façon durable les rapports entre le Québec et le reste du Canada.

À mon avis, il faut davantage de reconnaissance mutuelle. Si les Québécois, bien que minoritaires, doivent, eux aussi, être sensibles à la problématique identitaire vécue dans le reste du Canada, il est également souhaitable que, dans le reste du Canada, l’on soit plus ouvert à l’égard des politiques à caractère identitaire du Québec, comme sa politique linguistique par exemple. La reconnaissance mutuelle signifie qu’il faut accepter pleinement la légitimité des institutions de part et d’autres et, aussi, se faire confiance mutuellement, notamment à l’égard de cet engagement, qui nous est commun, envers le caractère moderne et pluraliste de la société.

En somme, il est clair que le fédéralisme asymétrique a des assises historiques et sociales au Canada, mais qu’il suscite aussi des tensions. L’asymétrie a participé à l’édification du fédéralisme canadien par la voie de mesures constitutionnelles concrètes, mais elle s’est par la suite développée surtout par des voies administratives faites d’un certain pragmatisme par rapport au Québec. Par contre, la reconnaissance de la réalité collective québécoise et des conséquences institutionnelles et constitutionnelles qu’elle devrait avoir au sein du fédéralisme canadien est restée sujette à controverses.

Le pragmatisme n’est pas sans vertu. Le recours à des moyens administratifs recèle un potentiel à ne pas négliger, entre autres quant au développement de nouveaux consensus. Mais cette voie, qui n’implique pas de garantie constitutionnelle, a une certaine fragilité. Plusieurs des éléments d’asymétrie dont j’ai traités ont joué un rôle important dans l’affirmation du Québec moderne. Ce faisant, ils ont renforcé le fédéralisme canadien. Cela n’empêche pas, cependant, la volonté d’uniformité de rester forte.

En terminant, j’aimerais signaler que la fédération canadienne n’est pas aussi décentralisée que certains peuvent le concevoir. Les provinces canadiennes ne sont pas assez impliquées dans les grandes décisions à l’échelle canadienne. Elles sont confrontées à l’exercice de plus en plus étendu d’un pouvoir de dépenser que le gouvernement fédéral considère détenir et être en mesure d’exercer sans égard au partage des compétences. Elles font aussi face au problème structurel du déséquilibre fiscal, c’est-à-dire que le gouvernement fédéral dispose de revenus disproportionnés par rapport à ses responsabilités constitutionnelles, alors que les provinces ont des responsabilités très onéreuses, notamment sur le plan social. Cette situation dénature le lien fédératif canadien.

De nombreux défis se présentent donc aux acteurs politiques. Un travail important, notamment de démystification, est nécessaire si l’on veut favoriser le développement du fédéralisme asymétrique au Canada pour qu’il s’inscrive de plus en plus solidement dans la pratique et dans les cadres guidant nos rapports fédératifs.

Dans le contexte actuel de mondialisation et d’édification de grands ensembles multinationaux, le défi est de concilier la mise en commun de valeurs avec le respect de chacune des identités intrinsèques. Dans un contexte fédératif, l’asymétrie permet d’accomplir cette conciliation, c’est-à-dire qu’elle autorise l’affirmation des identités particulières, tout en préservant la cohérence de l’ensemble. Voilà pourquoi, au Canada, le fédéralisme asymétrique doit être vu, non pas comme un frein à l’unité canadienne, mais plutôt comme une valeur qui est source d’équilibre et de respect.

Je vous remercie.

 

1 Charles Taylor, « Convergences et divergences à propos des valeurs entre le Québec et le Canada », dans Rapprocher les solitudes, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1992, 179-214; p. 211-214.
2 Alain-G. Gagnon, « The moral foundation of asymmetrical federalism », dans Alain-G. Gagnon et James Tully, dir., Multinational Democracies, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 317-337, p. 329.