La version prononcée fait foi.
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire général, Distingués membres de la Commission, Mesdames et Messieurs,
C’est un honneur pour moi, à titre de ministre du gouvernement du Québec et en tant que constitutionnaliste, de prendre la parole devant ce forum prestigieux qu’est la Commission de Venise. Je vous suis reconnaissant de l’invitation que vous m’avez faite et de la chaleur de votre accueil. Mon intervention portera sur le Conseil de la fédération qui a été créé récemment au Canada à l’initiative du Québec. J’aborderai également le principe du fédéralisme asymétrique, lequel a reçu, à l’automne 2004, une reconnaissance officielle des premiers ministres de l’ensemble de la fédération canadienne.
Porté au pouvoir en avril 2003, le gouvernement auquel j’appartiens est fédéraliste, en ce sens qu’il propose le maintien du lien fédéral entre le Québec et le Canada, tout en recherchant l’équilibre dans les rapports intergouvernementaux et tout en plaçant l’affirmation québécoise au coeur de sa politique, et ce, tant sur la scène canadienne qu’à l’étranger. Il valorise donc la pleine participation du Québec au projet fédéral canadien, sur la base structurante cependant de trois grands paramètres.
Le premier paramètre est l’importance fondamentale du respect de la spécificité du Québec et de son identité propre. Le Québec vit en effet une situation particulière : seul État à majorité francophone parmi les provinces de la fédération canadienne, le Québec constitue une réalité nationale minoritaire et se reconnaît des responsabilités claires à l’égard de l’affirmation du fait français au Québec même et dans le reste du Canada.
Le deuxième paramètre est l’attachement du Québec à son autonomie d’action dans le système fédéral. La situation minoritaire de la nation québécoise dans l’ensemble canadien donne à la sphère d’autonomie du Québec, qui découle du partage des compétences, une valeur singulière qui appelle à une vigilance constante de la part du gouvernement du Québec.
Le troisième paramètre repose sur la recherche d’une collaboration accrue entre le Québec et ses partenaires fédératifs. Cette recherche n’est cependant pas un dogme : des désaccords peuvent survenir, des consensus peuvent s’avérer impossibles, par exemple si cela risque de porter atteinte à l’une ou l’autre des compétences exclusives du Québec. Mais une ouverture de principe à des dynamiques collectives, susceptibles de vraiment faire avancer les choses, reste fondamentale comme attitude de gouvernement.
Dans ce contexte, le Conseil de la fédération représente l’un des éléments les plus importants du programme que s’est donné le gouvernement du Québec dans le but d’améliorer la collaboration entre les gouvernements au sein de la fédération.
En 2003, au moment de notre élection, la fédération canadienne éprouvait certains problèmes récurrents qui affectaient le dynamisme et l’efficacité des rapports intergouvernementaux, ainsi que la qualité des rapports fédératifs. La nécessité d’un meilleur équilibre était facile à diagnostiquer.
Un processus de revitalisation du fédéralisme canadien a été lancé en juillet 2003, lors d’une conférence annuelle des premiers ministres des provinces et des chefs de gouvernement des territoires. C’est dans le cadre de ce processus que le Conseil de la fédération a été créé, quelques mois plus tard, le 5 décembre 2003, à Charlottetown, dans la province de l’Île-du-Prince-Édouard, lorsque l’ensemble des provinces et territoires se sont entendus sur le contenu d’une Entente fondatrice.
Par cette initiative, les provinces et territoires veulent mieux structurer leurs relations intergouvernementales. Le Conseil s’inscrit dans la continuité d’une pratique amorcée en 1960 par la tenue annuelle de conférences interprovinciales des premiers ministres. Le Conseil est venu donner une base plus formelle et plus institutionnelle à cette tradition, tout en exprimant une volonté de pousser plus loin la dynamique interprovinciale amorcée il y a quarante ans.
Le Conseil s’inscrit également dans l’environnement plus large que constitue le fédéralisme exécutif, phénomène occupant une place importante dans la dynamique intergouvernementale canadienne, où les rapports fédératifs — qu’ils soient interprovinciaux ou fédéraux-provinciaux — s’expriment de façon prépondérante par des relations de gouvernement à gouvernement. Ces rapports vont ainsi se nouer principalement sur le plan des exécutifs de chacun des membres de la fédération plutôt que, par exemple, au sein d’un Parlement commun, par l’entremise d’une chambre fédérative.
Le Conseil de la fédération est donc directement piloté par les premiers ministres provinciaux et les leaders territoriaux. Sa présidence est assurée, à tour de rôle, par le premier ministre de chaque province, pour une période d’un an.
Le Conseil de la fédération n’est pas une instance de nature constitutionnelle. Il s’agit d’un instrument politique de coopération intergouvernementale. Le Québec a proposé l’instauration d’un tel conseil pour qu’il serve de lieu permanent d’échanges et de concertation entre les partenaires provinciaux et territoriaux. D’un point de vue institutionnel, le Conseil vient ainsi combler un vide important qui affaiblissait la collaboration intergouvernementale au sein du fédéralisme canadien.
Les objectifs du Conseil ne s’inscrivent pas dans une dynamique seulement interprovinciale. L’action du Conseil vise également à influer sur les rapports intergouvernementaux en général et à mieux les structurer.
L’idée d’un tel Conseil repose sur la prémisse fondamentale voulant que l’existence même des provinces, en tant que gouvernements autonomes, constitue une manifestation tangible des valeurs qui traduisent l’esprit fédéral. Ce sont elles, à titre d’entités constitutives, qui ont, à l’origine, fait le choix d’une forme fédérative de gouvernement pour le Canada. Dans cet esprit, le Conseil de la fédération se veut une institution capable de s'approprier certains enjeux intergouvernementaux et de contribuer aux grandes orientations canadiennes de façon aussi importante que ne le fait le gouvernement fédéral. Il facilite notamment l’élaboration de positions communes, cohérentes et concertées, afin de devenir l’instrument d’un meilleur équilibre des rapports entre les provinces et territoires et le gouvernement fédéral.
Nous pensons que, par l’instauration d’un véritable partenariat entre les gouvernements provinciaux et territoriaux, il sera possible pour eux de reprendre les rênes de leurs propres champs de compétence et de faire progresser les rapports qu’ils entretiennent avec le gouvernement fédéral dans les matières de compétence partagée, de façon à améliorer le climat général des relations intergouvernementales.
Le Conseil a également pour objectif de promouvoir des « relations entre les gouvernements fondées sur le respect de la Constitution et la reconnaissance de la diversité dans la fédération ». À cet objectif s’ajoute, dans le préambule de l’Entente fondatrice, l’importance de reconnaître « l’existence de différences entre les provinces et les territoires, de sorte que les gouvernements puissent avoir des priorités et des choix différents dans leurs politiques ». Le Conseil est donc non seulement un lieu d’échanges, de concertation et d’action commune, mais également un lieu de reconnaissance mutuelle et de respect des différences.
En février 2004, le Conseil a adopté un plan de travail mettant en relief un certain nombre de priorités. Figure parmi celles-ci le fédéralisme financier, plus particulièrement le problème du déséquilibre fiscal. Comme je l’ai mentionné précédemment, il existe, au sein de la fédération canadienne, un déséquilibre entre, d’une part, les revenus de chaque ordre de gouvernement et, d’autre part, les ressources financières, nécessaires à l’exercice des responsabilités de chacun. Ce déséquilibre structurel, qui alimente par ailleurs un pouvoir de dépenser que le gouvernement fédéral prétend n’être nullement limité par le partage des compétences, défavorise les provinces et vient affecter leur capacité d’innover. Compte tenu des moyens financiers présentement à la disposition du gouvernement fédéral, cette capacité d’innover risque en effet de se transporter graduellement vers la capitale fédérale, Ottawa, ce qui constitue une perspective potentiellement défavorable à l’affirmation québécoise. Pour être effective et donner une véritable marge de manoeuvre, l’autonomie, en tant que vecteur d’action, doit s’accompagner d’un contrôle des leviers financiers nécessaires à son exercice.
Les provinces se sont également donné, au sein du Conseil de la fédération, comme priorité de renforcer l’union économique canadienne et de diminuer les barrières au commerce entre provinces et territoires. Le Conseil se penche aussi sur les processus de nomination des membres de certaines institutions centrales, comme le Sénat et la Cour suprême du Canada, nominations qui, à l’heure actuelle, relèvent du pouvoir unilatéral de l’exécutif fédéral. Enfin, le Conseil est engagé dans des discussions portant sur la participation des provinces à la négociation d’accords internationaux, lorsque leurs compétences sont en cause, et sur les relations entre le Canada et les États-Unis.
Le plan de travail du Conseil de la fédération porte donc sur des dossiers d’intérêt majeur et les travaux qu’il a entrepris sont toujours en cours. Depuis sa création, on peut dire que l’institution a été très active. Quatre réunions des premiers ministres ont en effet été tenues sous son égide. Le Conseil voit, par ailleurs, sa structure et sa pratique se développer graduellement. Sur ce plan, il nous semble qu’une attention particulière devra être portée au renforcement de son secrétariat.
Quant à la question du fédéralisme asymétrique, il faut savoir que le premier ministre fédéral et les premiers ministres des provinces ont signé, en septembre 2004, une entente intergouvernementale dans le domaine de la santé qui reconnaît, en termes exprès, le fédéralisme asymétrique et la possibilité de recourir à l’asymétrie par des ententes particulières. Simultanément, les premiers ministres du Québec et du Canada ont conclu une telle entente, sur une base bilatérale, en évoquant la spécificité du Québec et sa volonté d’autonomie. L’entente fait en sorte que le Québec conserve ses responsabilités dans le domaine de la santé, alors que les autres provinces acceptent de participer à une gestion intergouvernementale plus étendue.
Bien qu’elle se situe dans un contexte administratif plutôt que constitutionnel, la reconnaissance de l’asymétrie a de l’importance. L’asymétrie ayant autrefois contribué à l’édification du fédéralisme canadien par la voie de mesures constitutionnelles concrètes, elle se développe aujourd’hui surtout par voies administratives. La reconnaissance de la réalité collective du Québec et de ses conséquences institutionnelles et constitutionnelles au sein du fédéralisme canadien est toutefois restée matière à controverses.
Par conséquent, il reste un travail politique important à faire si l’on veut aménager, au Canada, une place plus importante au fédéralisme asymétrique pour qu’il s’inscrive de plus en plus solidement dans la pratique et dans les cadres guidant nos rapports fédératifs. La conclusion très récente — il y a une dizaine de jours à peine — d’une entente Canada-Québec sur un régime proprement québécois de congés parentaux constitue un autre signe de progrès à cet égard.
En matière de fédéralisme, les contextes plurinationaux — comme celui de la fédération canadienne — génèrent certaines exigences : 1) la reconnaissance des réalités collectives ; 2) le respect des minorités ; et 3) l’accommodement des responsabilités particulières incombant à une entité fédérée à vocation nationale, comme l’est le Québec. L’asymétrie est un outil concret qui permet d’aborder ce type d’exigences.
Dans un contexte fédératif, l’asymétrie peut donner lieu à l’affirmation d’identités particulières, tout en préservant la cohérence de l’ensemble. Elle peut susciter une participation accrue au projet commun, augmentant ainsi la qualité fédérative d’un État, de même que sa vie démocratique. Au Canada, le fédéralisme asymétrique doit être vu, non pas comme une menace à l’unité canadienne, mais plutôt comme une valeur qui est source d’équilibre et de respect.
Vous savez, l’histoire du Québec, c’est l’histoire d’une société minoritaire, comme il y en a des milliers dans le monde. Mais celle dont je parle est minoritaire parce que francophone dans une Amérique du Nord anglo-saxonne, évoluant à côté d’un géant, le pays le plus puissant du monde, pays qui étend ses tentacules et son influence sur tous les continents. C’est l’histoire d’une société qui a d’abord dû se replier sur elle-même pour survivre, puis qui est passée de ce stade à celui de l’affirmation, et de l’affirmation à l’épanouissement.
Cette société, c’est le Québec. Ou, devrais-je plutôt dire, c’est le Québec avec ses contrastes, ses contradictions, son ambiguïté fondamentale, son refus conscient deux fois répété de s’assumer comme État souverain, d’un côté, et sa quête constante d’autonomie dans l’ensemble fédératif canadien, de l’autre.
Le Québec fait beaucoup pour améliorer le fédéralisme canadien : respect intégral de la Constitution, défense de l’autonomie provinciale, respect du principe fédéral et de l’esprit fédératif, resserrement des relations interprovinciales, Conseil de la fédération, fédéralisme asymétrique, ententes administratives sur des sujets particuliers, renforcement de l’Union économique canadienne et élimination des barrières au commerce intérieur, rôle accru des provinces en matière de relations internationales, lutte contre le déséquilibre fiscal, etc.
Le Québec demande d’être mieux respecté pour ce qu’il est, c’est-à-dire comme société spécifique, voire comme nation. S’il est vrai que le Québec est enrichi par sa participation à l’expérience canadienne, il est encore plus vrai que le Canada est enrichi par la présence du Québec en son sein et par la spécificité de la société québécoise. Le Canada, à l’image de l’Europe, devra relever le défi de se développer tout en respectant la diversité et le caractère singulier de ses composantes. C’est là, à tout le moins, une préoccupation fondamentale pour le Québec à l’intérieur du Canada.
Je vous remercie