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Ottawa, le 21 septembre 2006 Allocution du ministre devant le Comité spécial sur la réforme du Sénat

La version prononcée fait foi.

Monsieur le Président,

Mesdames et messieurs les membres du Comité,

Je souhaite d’abord vous remercier de l’invitation à participer à vos travaux. Pour le gouvernement du Québec, il n’est pas habituel d’intervenir devant le Parlement fédéral. Mais il arrive que des circonstances se présentent où il lui paraît nécessaire de venir y exprimer sa position sur un enjeu d’importance.

Je prends donc la parole, aujourd’hui, au nom du gouvernement du Québec, parce que les intentions législatives annoncées par le gouvernement fédéral concernent une institution, le Sénat, dont les dimensions fondamentales participent des bases mêmes du compromis fédératif.

Il y a beaucoup de valeur dans l’institution parlementaire qu’est le Sénat. Bien que son apport au processus législatif fédéral soit peu connu, il demeure un rouage important du système parlementaire canadien. Le gouvernement du Québec accueille avec ouverture l’idée que l’on veuille moderniser cette institution.

Votre comité est chargé d’étudier le projet de loi S-4 portant sur la durée du mandat des sénateurs. Ce projet de loi modifie l’article 29 de la Loi constitutionnelle de 1867 en transformant en un mandat d’une durée déterminée de huit ans le mandat viager dont jouissent actuellement les sénateurs et sénatrices jusqu’à la retraite obligatoire à l’âge de 75 ans.

Le gouvernement du Québec ne s’objecte pas à cette proposition en tant que changement limité qui serait apporté au Sénat. Nous croyons cependant que le nouveau mandat de huit ans ne devrait pas être renouvelable, et ce, pour assurer l’indépendance des sénateurs par rapport au pouvoir exécutif fédéral.

Par ailleurs, le gouvernement du Québec n’est pas sans savoir que le projet de loi S-4 est accompagné de déclarations qui le décrivent, essentiellement, comme une première étape.

Lors de la présentation du projet de loi, il a été affirmé, par madame la leader du gouvernement au Sénat, que le projet de loi S-4 marquait un premier pas important vers la réalisation d’un objectif à plus long terme, soit celui d’une réforme fondamentale du Sénat.

Nous ne savons pas quels sont les paramètres exacts de ce projet de réforme fondamentale. Nous comprenons cependant qu’il s’agirait d’une approche graduelle faite d’un ensemble de propositions. Nous comprenons aussi que la deuxième étape de cette approche graduelle serait un autre projet de loi par lequel – après la modification de la durée du mandat des sénateurs – le gouvernement fédéral voudrait agir à l’égard de la sélection des sénateurs. Le premier ministre Harper déclarait en effet devant ce comité, le 7 septembre dernier, que, et je cite, « le gouvernement a l’intention de déposer un projet de loi pour créer un Sénat élu ».

Les détails exacts de ce projet de loi ne sont pas encore connus et certaines déclarations fédérales ont leur part d’ambiguïté quant au mécanisme précis que l’on songe à mettre en place. Cela dit, l’élection des sénateurs semble être sérieusement envisagée, et ce, dans la perspective d’un changement unilatéral.

Monsieur le Président, cette compétence fédérale unilatérale est par définition limitée dans notre fédéralisme. Cette réalité fut très bien expliquée par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi sur la Chambre haute1 rendu en décembre 1979. Permettez-moi de rappeler certains des grands principes qui se dégagent de cet avis qui constitue un important jalon de la pensée constitutionnelle canadienne.

La Cour établit, premièrement, le caractère limité de la compétence législative fédérale sur les institutions, alors prévue par l’ancien paragraphe 91(1) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce pouvoir de modification était, et je cite, « limité à ce qui concerne uniquement le gouvernement fédéral. [Ce pouvoir] se rapporte à la constitution du gouvernement fédéral dans les matières qui concernent uniquement ce gouvernement ».

La Cour constate en particulier que les différents usages auxquels, à l’époque, avait donné lieu l’exercice de la compétence législative fédérale sur les institutions, introduite dans la Constitution en 1949, n’avaient visé que des questions qui n’étaient pas susceptibles d’avoir une répercussion appréciable sur les relations fédérales-provinciales.

La possibilité d’effets sur les relations fédérales-provinciales est l’une des prémisses importantes à partir desquelles la Cour dégage un premier constat, soit le caractère limité du pouvoir fédéral unilatéral. Ces effets, la Cour ne les envisage pas uniquement du point de vue d’une modification au partage formel des compétences, mais également en fonction de changements à la structure institutionnelle par laquelle s’exerce la compétence législative fédérale globale, compétence d’une grande ampleur et susceptible d’entraîner des répercussions sur l’autonomie provinciale. Cette structure peut être en jeu lorsque le Sénat est visé.

Deuxième constat qui se dégage de son avis : les matières qui participent du compromis fédératif échappent à la compétence fédérale unilatérale. La Cour suprême établit que le Sénat, dans ses caractéristiques essentielles, est une composante de ce compromis à l’origine de la fédération canadienne. Le Québec est d’accord avec ce point de vue.

La Cour montre en effet que le Sénat n’est pas simplement une institution fédérale au sens strict; elle dit, et je cite, « [l]e Sénat a un rôle vital en tant qu’institution partie du système fédéral ».

Les institutions fédérales, créées en 1867, expriment donc, dans leurs caractéristiques essentielles, le pacte fédératif lui-même. Il est ainsi normal qu’une province se sente interpellée lorsqu’il s’agit de modifier ces mêmes caractéristiques essentielles. Cette réalité a d’ailleurs été réitérée récemment par le Conseil de la fédération, lequel a rappelé au gouvernement fédéral que les provinces doivent être partie aux réformes touchant aux caractéristiques importantes de grandes institutions canadiennes telles que le Sénat.

Le mandat originel du Sénat en ce qui a trait à la défense des intérêts régionaux et provinciaux est un autre élément à partir duquel la Cour suprême conclut à l’existence de limites importantes dans la capacité du Parlement fédéral à légiférer au regard de cette institution. Les intérêts régionaux et provinciaux se confondent pour ce qui est du Québec, car il est une région en soi au sein du Sénat. Ces intérêts comportent, en outre, une dimension spécifique ayant trait à l’identité nationale du Québec et à la dualité canadienne. L’un des Pères de la fédération, George Brown, rappelait dans le cadre des débats préfédératifs que :

« [L’]essence de notre convention est que l’union sera fédérale et nullement législative. Nos amis du Bas-Canada ne nous ont concédé la représentation d’après la population qu’à la condition expresse qu’ils auraient l’égalité dans le conseil législatif, [c’est-à-dire le Sénat]. Ce sont là les seuls termes possibles d’arrangement et, pour ma part, je les ai acceptés de bonne volonté. »

On comprendra ici que toute réforme du Sénat devrait être conforme à l’intention originelle d’une chambre haute inspirée des intérêts régionaux, provinciaux et minoritaires, où la dualité canadienne trouve également son expression.

Enfin, dans le Renvoi sur la Chambre haute, la Cour suprême a explicitement identifié trois aspects du Sénat qui, parmi d’autres, représentent des caractéristiques essentielles de l’institution.

Les pouvoirs du Sénat en sont un premier aspect. Ils sont au coeur même du mandat et de l’existence de cette institution.

Le mode de représentation régionale est une deuxième caractéristique essentielle du Sénat mentionnée par la Cour. Ce mode de représentation, nous dit-elle, « était l’un des caractères essentiels de cet organisme lors de sa création. Sans lui, le caractère fondamental du Sénat en tant que partie du système fédéral canadien disparaît ».

La troisième caractéristique essentielle du Sénat a trait au mode de sélection des sénateurs. La Cour affirme à cet égard, et je cite :

« La substitution d’un système d’élection à un système de nomination implique un changement radical dans la nature d’un des organes du Parlement. [L]e préambule de l’Acte [constitutionnel de 1867] parle d’«une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni », où la Chambre haute n’est pas élective. En créant le Sénat de la manière prévue à l’Acte, il est évident qu’on voulait en faire un organisme tout à fait indépendant qui pourrait revoir avec impartialité les mesures adoptées par la Chambre des communes. On y est arrivé en disposant que les membres du Sénat seraient nommés à vie. Si l’on faisait du Sénat un organisme entièrement ou partiellement électif, [conclut la Cour,] on en modifierait un trait fondamental. » (nous soulignons)

La Cour s’est donc prononcée sur le Sénat élu en affirmant que la Chambre haute, en tant que chambre nommée et chargée d’un rôle de second regard législatif, était protégée constitutionnellement. Le mode de sélection actuel des sénateurs – le fait qu’ils soient nommés plutôt qu’élus – procède d’un choix fondamental et délibéré du Constituant. Avant la fédération, la province du Canada-Uni avait fait l’expérience d’un Sénat élu. C’est en toute connaissance de cause que les Pères de la fédération ont décidé de ne pas reconduire ce modèle.

Ces choix constitutionnels initiaux se sont par la suite actualisés dans la Constitution canadienne en 1982 où a été confirmé le caractère intangible des trois grandes caractéristiques essentielles du Sénat se dégageant de l’avis de la Cour suprême, à savoir les pouvoirs du Sénat, la répartition des sièges et le mode de sélection des sénateurs, notion large qui n’est probablement pas limitée à l’idée seule du pouvoir de nomination.

Le Renvoi sur la Chambre haute garde par conséquent son actualité dans le contexte de la Loi constitutionnelle de 1982. Il exprime l’ampleur des considérations en jeu lorsqu’on aborde la réforme de caractéristiques essentielles d’une institution comme le Sénat. C’est un environnement constitutionnel complexe faisant intervenir des considérations ayant trait au pacte fédératif lui-même, aux effets sur les relations fédérales-provinciales, à la prise en compte de la diversité au sein de la fédération, ou encore, à l’exercice des pouvoirs au sein du Parlement fédéral.

Bien que louable, l’idée de transformer le Sénat en une chambre élue illustre cette complexité, compte tenu de ses impacts prévisibles.

Parmi ceux-ci, soulignons en premier lieu la question de l’équilibre des rapports fédératifs. Le passage à un Sénat composé d’élus n’est pas neutre sur le plan du fédéralisme. Il est porteur d’enjeux pour les provinces quant à leur rôle dans les rapports intergouvernementaux. Le Parlement fédéral serait susceptible de revendiquer une légitimité accrue. Mais le changement n’apporterait pas nécessairement une meilleure représentation des intérêts provinciaux. Les nouveaux élus auraient en effet tendance à s’intégrer progressivement à la dynamique politique propre à la scène fédérale, notamment à la dynamique des partis politiques fédéraux. L’expérience étrangère, en particulier celle de l’Australie, est instructive à cet égard.

Bon nombre des fondateurs de la fédération australienne voyaient le Sénat élu comme une chambre du Parlement dont le rôle consisterait à représenter les intérêts des États au sein du processus législatif fédéral. Or, le bilan du Sénat australien à cet égard a souvent été critiqué. Dès les années 50, un comité parlementaire mixte portant sur la révision de la Constitution concluait que le Sénat ne s’était pas comporté comme une chambre des États, ses travaux ayant été dominés par la politique des partis fédéraux, à l’instar de la Chambre des représentants. Pour le comité, et je cite : « the loyalty of senators to their parties has been largely responsible for the sublimation of the original conception of the Senate as a States House and House of Review »2.

Deuxièmement, le recours aux élections risque de changer la nature du Sénat. On a toujours jugé important que le Sénat soit à l’abri de la tourmente politique et des aléas électoraux.

Les élections modifieraient aussi l’équilibre entre les chambres du Parlement fédéral. En effet, un nouveau type de légitimité serait associé à la Chambre haute. Cette légitimité – élément important du point de vue de l’exercice des pouvoirs constitutionnels du Sénat – pourrait s’avérer une question d’appréciation particulièrement délicate si devaient coexister des sénateurs élus et des non élus. Comment se concevrait l’exercice des pouvoirs du Sénat dans un tel contexte? Nous savons, par exemple, que le veto législatif absolu que possède le Sénat s’explique largement par le caractère de l’institution : une chambre nommée, chargée d’un rôle de second examen législatif. L’équilibre est créé par la nature très différenciée des deux chambres et cet équilibre risque d’être affecté si le Sénat devient peu à peu composé d’élus.

Il n’est pas inutile de rappeler à cet égard que, dans la Constitution, le mode de sélection des sénateurs et les pouvoirs du Sénat sont évoqués ensemble, en tant que questions nécessitant le recours à la procédure du 7/50, au sein d’un alinéa qui leur est propre. Cela reflète les liens qui unissent ces deux questions de réforme constitutionnelle.

L’évolution du Sénat vers une chambre élue est également susceptible d’entraîner des demandes concernant la représentation, comme l’illustre d’ailleurs la motion du sénateur Lowell Murray sur la représentation de l’Ouest qui fait également l’objet de vos travaux. La représentation est certes une question où, du point de vue du Québec, les intérêts qui seraient en jeu ont des racines profondes qui touchent à la dualité canadienne et aux origines de la fédération, comme en témoignent en particulier les déclarations de George Brown que je citais précédemment.

Monsieur le Président, la Constitution canadienne est une constitution fédérale. Il existe par conséquent des raisons fortes pour lesquelles la transformation des caractéristiques essentielles du Sénat doit échapper à la compétence d’un seul Parlement et relever plutôt du processus constitutionnel multilatéral.

La première de ces raisons tient aux équilibres dans nos rapports fédératifs. Une action constitutionnelle concertée est nécessaire compte tenu des impacts d’un Sénat élu sur les équilibres existants, au sein de la fédération, dans les rapports entre les ordres de gouvernement. Le gouvernement fédéral ne peut modifier ces équilibres par des mesures que les institutions fédérales mettraient en oeuvre seules, sans le débat élargi associé aux questions d’importance dans un contexte de fédéralisme où les différents acteurs concernés ont voix au chapitre. Le recours au processus constitutionnel multilatéral est lui-même un facteur d’équilibre, dès lors que, dans l’unilatéralisme fédéral, les provinces seraient privées des leviers leur permettant de faire valoir efficacement et légitimement leurs droits et intérêts.

La seconde raison tient à la mission propre à ce type de processus dans notre fédéralisme. Comme on le sait, les majorités ont le contrôle des parlements. Le recours à des procédures plus complexes pour modifier la Constitution permet la prise en considération des intérêts minoritaires lorsque sont en jeu des éléments constitutionnels intangibles.

Ce rôle habilitant des procédures multilatérales a une importance particulière pour la nation québécoise qui est en situation de minorité politique dans l’ensemble canadien. Et cette importance est fondamentale en ce qui concerne les questions constitutionnelles relatives à la réforme des institutions fédérales, dès lors que c’est justement dans ces institutions que les Québécoises et les Québécois se retrouvent, en quelque sorte, face à leur situation minoritaire le plus directement.

Monsieur le Président, pour le gouvernement du Québec, il est clair qu’une éventuelle transformation du Sénat en une chambre élue serait une question qui relèverait des négociations constitutionnelles, et non du simple exercice de la compétence fédérale unilatérale.

Depuis 1982 et même avant, la réforme du Sénat, dans ses caractéristiques essentielles, a toujours été vue comme une question pleinement constitutionnelle, nécessitant des négociations. Du reste, la réforme d’une institution qui est une composante fondamentale du compromis fédératif de 1867 ne devrait pas pouvoir s’effectuer sans égard à la situation du Québec. L’avenir du Sénat dans ses caractéristiques essentielles doit donc être envisagé en prenant pleinement en compte ce contexte.

Je vous remercie.

1 Renvoi : compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 52.

2 Cité dans Donald Smiley, An Elected Senate for Canada? Clues from the Australian Experience, Kingston, Institut des relations intergouvernementales, Université Queen’s, 1985, p. 46.