Agrandir le texte.Contraste élevé.Contraste inversé.
RechercheRaccourcis.
Facebook Linkedin Fils RSS.

Le 3 août 2000 La mondialisation, le déficit fédératif et le cas du Québec prononcée à l'occasion du XVIIIe Congrès mondial de l'Association internationale de science politique

La version prononcée fait foi.

Allocution de M. Joseph Facal

Seul le texte prononcé fait foi

Mesdames,
Messieurs,

Il me fait plaisir de vous accueillir au Québec, ici même dans la ville de Québec, notre capitale nationale. Fondée en 1608, la ville de Québec fêtera bientôt ses 400 ans d'existence. Il s'agit d'une des villes les plus anciennes du continent nord-américain. C'est ici que fut installé, en 1791, le premier parlement élu de cette colonie d'Amérique, soit près de trois quarts de siècle avant même la création du Canada. La ville de Québec a été, et reste encore, le berceau d'un peuple qui a non seulement participé à la fondation du Canada, mais qui lui a préexisté et pavé en quelque sorte la voie vers l'instauration d'institutions politiques représentatives.

Depuis un certain temps, un nouveau concept vient décrire une réalité qui cherche de plus en plus à façonner notre quotidien en tant qu'individu, en tant que peuple et en tant qu'État. Ce concept, c'est celui de la mondialisation. Le définir n'est pas chose aisée. Le Petit Robert n'en traite qu'en termes généraux: « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier ». Ce dont il est d'abord question ici, c'est d'un phénomène de nature essentiellement économique. C'est la logique de l'économie de marché qui, chaque jour, s'impose davantage à l'échelle des continents et de la planète.

Les Blocs Est/Ouest et les rapports Nord/Sud, nos repères traditionnels des cinquante dernières années, sont aujourd'hui soit désuets, soit profondément modifiés. Nous vivons désormais à l'heure des échanges instantanés, dans un monde aux frontières économiques de plus en plus perméables,où nos rapports jadis pratiqués en cercle restreint se présentent maintenant sous un jour pluriétatique et pluriculturel dominé par l'explosion des nouvelles technologies informatiques d'échanges et de communication.

Par conséquent, la mondialisation implique à la fois l'ouverture des marchés économiques mondiaux, l'émergence d'une économie mondiale de l'information et du savoir et la diffusion planétaire de valeurs politiques et culturelles nées des contextes particuliers.

On comprend alors plus facilement que la mondialisation puisse créer certaines sources de tension et d'incertitude. Elle emporte, en effet, un changement dans l'organisation spatiale de tout un pan des activités humaines, qui s'accomplissent dorénavant sur une base transcontinentale ou interrégionale, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter sur l'exercice des prérogatives de l'État.

Certes, la mondialisation n'est pas un phénomène nouveau. Elle a toujours accompagné l'évolution des sociétés. Tout était, cependant, une question de degré. Durant l'Antiquité, vivre en autarcie était toujours possible. Mais cela n'a pas duré. Des rapports se sont établis. Mille ans plus tard, l'autarcie était toujours possible, mais moins probable. Aujourd'hui, les quelques États qui, pour des raisons essentiellement idéologiques, la pratiquent encore connaissent des difficultés économiques et sociales qui mettent en danger leur existence même.

En somme, ce qui caractérise le phénomène de mondialisation actuel, c'est son ampleur. Et peut-être aussi le sentiment qui l'accompagne, soit celui d'avoir franchi un point de non-retour. La mondialisation se présente aujourd'hui non pas comme un processus linéaire, mais comme un processus multidimensionnel mesurable dans toutes les principales sphères de l'activité humaine, qu'il s'agisse des sphères politique, économique, sociale, culturelle, administrative, juridique,militaire, technologique et environnementale. Elle se caractérise par l'étendue et le maillage serré de ses réseaux et par l'intensité de ses flux. Son impact sur les sociétés, les groupes et les individus diffère d'intensité, quoique certains n'hésitent pas à la qualifier de véritable révolution.

Au plan politique, cela entraîne inévitablement des changements dans la structure de l'exercice même du pouvoir. S'il doit, un jour, s'établir une théorie de la mondialisation, celle-ci devra aborder des questions aussi fondamentales que la hiérarchisation des instances décisionnelles et la répartition inégale de l'accès au pouvoir, avec toutes les conséquences pouvant en découler tant sur le bien-être des peuples, des groupes et des individus, que sur l'influence qu'ils seront susceptibles de gagner ou de perdre au jeu de la mondialisation.

Aux yeux de certains observateurs, l'avènement de la mondialisation sonne le glas du concept de l'État-nation. Si j'en juge par la structure des instances mises en place pour y donner cours, je doute du bien-fondé de cette observation. À tout le moins, elle me paraît nettement prématurée. Le concept d'État-nation qui a façonné l'organisation politique, économique et sociale de nos sociétés dans l'ère post westphalienne me semble encore solidement implanté. Cela ne signifie pas cependant que la mondialisation n'entraînera pas des changements profonds. Bien au contraire. Ces changements frappent déjà à notre porte, notamment dans la perception de l'ordre hiérarchique des acteurs politiques.

En effet, puisque le phénomène de la mondialisation emporte un déplacement de perspective, il s'ensuit que l'État, dorénavant perçu comme périphérique, verra son développement abordé dans une perspective nettement plus régionale. Ce changement dans la perception et dans l'ordre même des choses, soulèvera immanquablement la question de la marge de manœuvre qui sera désormais celle de ces nouvelles communautés locales face aux contraintes découlant des décisions politico-économiques prises au centre. Le discours sur l'autonomie locale devra, par voie de conséquence, être actualisé et peut-être même entièrement renouvelé.

D'autres observateurs ont fait remarquer que, sur le plan politique, la mondialisation s'accompagne d'un rétrécissement de l'espace public, en ce que les citoyens et l'État perdent de plus en plus d'emprise sur l'ordre du jour politique et social et sur la possibilité qu'ils avaient de déterminer les priorités dans l'agenda politique. L'expérience de l'Union européenne, qui constitue à la fois une forme avancée et régionale du phénomène de la mondialisation, a permis de le vérifier. Une expression parmi d'autres a su y émerger pour décrire cet effet secondaire de la mondialisation : il s'agit du « déficit démocratique ».

Essentiellement, on y a constaté que des pans de souveraineté avaient été retirés aux parlements nationaux pour être transférés au niveau des instances politiques de l'Union européenne. Si ces transferts ont pu se faire généralement sans heurts, c'est que la principale instance décisionnelle est demeurée le Conseil de l'Union, formé de tous les États membres. Mais comme cette instance se veut d'abord un forum intergouvernemental, les États y sont tout naturellement représentés parleur exécutif respectif, dans un cadre relativement fermé. Par conséquent, l'élaboration des politiques publiques dans de nombreux domaines échappe dorénavant aux parlements nationaux, c'est-à-dire au pouvoir législatif.

La même tendance peut être observée au sein d'autres forums internationaux, mais avec un peu moins de répercussions puisque les transferts de souveraineté y sont plus indirects. Toutefois, une double constante demeure : ce sont les exécutifs des États qui participent à ces forums et le public est généralement tenu à l'écart des processus de délibération et de décision.

De plus, les décisions qui y sont effectivement prises revêtent une certaine irréversibilité, même s'il faudra à ces gouvernements, pour plusieurs d'entre eux, l'aval des parlements nationaux pour pouvoir y donner suite. Il n'y a ordinairement pas de possibilité réelle de revenir en arrière, car un État dont le parlement refuserait trop souvent de donner suite aux conventions élaborées dans l'arène internationale se condamnerait lui-même, à moyen terme, à une forme d'exclusion.

Ce phénomène du déficit démocratique pose un sérieux problème, car la plupart des constitutions des démocraties libérales sont fondées sur un arbitrage délicat en vertu duquel les prérogatives étatiques se retrouvent partagées entre les branches législative, exécutive et judiciaire. Or, le caractère démocratique de ces constitutions découle précisément de cet arbitrage en ce qu'il prévient toute domination d'une seule branche ou d'un seul individu sur l'ensemble et qu'il permet la participation du plus grand nombre à la vie politique de l'État.

Généralement, dans le cadre d'un tel partage de la souveraineté, c'est la branche exécutive qui hérite de la compétence en matière de relations étrangères, y compris du pouvoir de conclure des traités. Il convient cependant de souligner que cette attribution typique a été opérée à une époque où les relations internationales se résumaient à bien peu de chose en comparaison de ce qu'elles sont aujourd'hui et où la conduite de la guerre en constituait un élément central, ce qui venait justifier le secret dont elles devaient être entourées.

Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations internationales se sont à ce point développées et ont pris tellement d'importance que l'on en est maintenant rendu à élaborer, derrière les portes de forums internationaux, des modèles de lois nationales, portant sur des sujets aussi variés que le droit privé et la fiscalité. Dans la mesure où ce type d'exercice devait, à l'origine, relever de la branche législative des États concernés, on peut donc aisément constater comment la mondialisation peut venir ébranler l'équilibre constitutionnel des démocraties libérales.

Dans les pays où la souveraineté, en plus d'être partagée entre les branches législative, exécutive et judiciaire, est également partagée entre un gouvernement fédéral et des entités territoriales fédérées comme c'est le cas au Canada, le déficit se creuse. En effet, si les sujets abordés dans les forums internationaux ont, dans le passé,essentiellement porté sur des questions relevant le plus souvent du pouvoir fédéral, telles que la défense, la navigation et le commerce international, ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Avec la libéralisation des marchés et son corollaire, la liberté de circulation, on constate de plus en plus que même les politiques de nature plus locale qui relèvent ordinairement du niveau infra étatique, par exemple les politiques sociales, ne peuvent plus être élaborées en vase clos et doivent faire l'objet de discussions dans l'arène internationale.

Or, la pratique des États démontre que, s'agissant des fédérations, c'est la plupart du temps la branche exécutive du gouvernement fédéral qui participe aux forums internationaux au sein desquels est dorénavant élaborée une portion grandissante des politiques publiques, même lorsque celles-ci relèvent en principe des compétences exclusives des entités fédérées.

La mondialisation a donc pour effet, dans une fédération comme le Canada, de perturber encore davantage l'équilibre institutionnel et constitutionnel. Il en résulte une deuxième forme de déséquilibre, que j'appellerai le « déficit fédératif ».

Le déficit fédératif est tout aussi préoccupant que le déficit démocratique. Et pour cause. Dans beaucoup de démocraties libérales, en particulier celles qui possèdent un régime parlementaire de type britannique, comme le Canada, la séparation des pouvoirs entre la branche exécutive et la branche législative de l'État s'est beaucoup amenuisée avec le temps et ce, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la mondialisation. En revanche, le partage des compétences entre les différents ordres de gouvernement dans une fédération conserve encore aujourd'hui toute sa raison d'être, puisque sans lui, il ne saurait y avoir de régime fédératif qui tienne. Au Canada, on en sait quelque chose!

La mondialisation pose donc un défi de taille aux régimes fédératifs. En maintenant le monopole actuel des exécutifs fédéraux sur la conduite des relations internationales, on assiste inévitablement à une érosion du principe fédéral au fur et à mesure que s'élargit l'éventail des politiques publiques discutées dans l'arène internationale.

Le principe fédéral s'érode parce que les entités fédérées perdent, avec la mondialisation, une part significative de leur marge de manœuvre dans l'élaboration des politiques publiques, sans être pour autant compensées par une participation directe aux forums internationaux comme le sont les États unitaires et les gouvernements centraux des fédérations.

Pour ajouter au problème, cette situation profite au gouvernement fédéral d'une deuxième façon : celui-ci s'attribue le droit de débattre de sujets relevant normalement de l'autorité des provinces, ce qui a pour effet d'opérer en sa faveur un transfert et de compétences provinciales. Est-il besoin d'ajouter que la croissance de l'activité internationale dont ce transfert est tributaire,et qui repose en bout de ligne sur le développement des technologies en matière de communication, ne peut que s'accélérer.

La préservation du principe fédéral dans le contexte de la mondialisation supposerait que les entités fédérées obtiennent la maîtrise de leurs relations internationales pour tout ce qui concerne leurs compétences internes exclusives et, par voie de conséquence, que les gouvernements fédéraux acceptent de limiter leur intervention aux échanges concernant uniquement leurs propres compétences réservées.

Au Québec, cette idée n'est pas neuve. Un homme de grande vision, M. Paul Gérin-Lajoie, ministre de l'Éducation à l'époque de la Révolution tranquille, l'énonçait déjà en 1965, il y a donc plus de trente ans. Je cite :

[…] la multiplication des échanges de toutes sortes entre les pays a rendu nécessaire l'intervention directe ou indirecte de l'État moderne afin de faire de ces échanges l'un des éléments essentiels du progrès, de la compréhension et de la paix entre les peuples. Dans plusieurs domaines, qui ont maintenant acquis une importance internationale, le Québec veut jouer un rôle direct, conforme à son vrai visage.[…]

Il fut un temps où l'exercice exclusif par Ottawa des compétences internationales n'était guère préjudiciable aux intérêts des États fédérés, puisque le domaine des relations internationales était assez bien délimité.

Mais de nos jours, il n'en est plus ainsi. Les rapports interétatiques concernent tous les aspects de la vie sociale. C'est pourquoi, dans une fédération comme le Canada, il est maintenant nécessaire que les collectivités membres, qui le désirent, participent activement et personnellement à l'élaboration des conventions internationales qui les intéressent directement.[…] Il n'est plus admissible […] que l'État fédéral puisse exercer une sorte de surveillance et de contrôle d'opportunité sur les relations internationales du Québec. (Allocution du ministre de l'Éducation du Québec, M. Paul Gérin-Lajoie, aux membres du Corps consulaire de Montréal, le 12 avril 1965).

Bien sûr, le principal problème que rencontrerait l'application d'une telle solution, tant en ce qui concerne le Québec que les membres d'autres fédérations, serait la résistance des gouvernements centraux jaloux de leurs prérogatives. À cela il faudrait ajouter, quant à la problématique Canada/Québec, l'immobilisme constitutionnel auquel nous sommes irrémédiablement condamnés depuis l'adoption de la Constitution de 1982 sans l'accord du Québec, foyer d'un des deux peuples à l'origine de la création de la fédération canadienne en 1867.

Or, il est clair que si l'on ne parvient pas à intégrer les entités fédérées dans l'arène internationale et que l'on continue de réserver cette dernière aux seuls États pleinement souverains, celles qui en auront les moyens chercheront tout naturellement à changer de statut, guidées par l'impératif d'assurer le développement maximum de leur collectivité.

Cette tentation sera d'autant plus grande que la mondialisation a par ailleurs pour effet de diminuer un acquis des régimes fédératifs, à savoir le maintien et la sécurité d'un espace économique commun. Dans la mesure où cet acquis pourrait être dorénavant de plus en plus garanti par l'ordre international, plusieurs entités fédérées pourraient ne plus trouver leur compte dans leurs arrangements politiques actuels.

Aux yeux du gouvernement québécois, il ne fait aucun doute que la mondialisation rend, dans ces circonstances, la souveraineté du Québec plus nécessaire et plus urgente que jamais. Elle confère à notre projet national une nouvelle motivation et une modernité indéniable. Ceux qui ont prétendu que nous menions un combat d'arrière-garde, doivent aujourd'hui se détromper. Comme le soulignait récemment le vice-premier ministre du Québec et ministre d'État à l'économie et aux Finances, M. Bernard Landry, dans le nouveau contexte mondial, la souveraineté n'est plus seulement une question de survie, de prospérité et de rayonnement international des peuples. C'est la qualité même de leur vie démocratique qui est mise en cause par la nouvelle donne que constitue le phénomène de la mondialisation.

Aussi, est-il impérieux et urgent pour le Québec de se rapprocher des pouvoirs supranationaux émergents qui seront de plus en plus importants dans le maintien et le développement du bien-être collectif des Québécoises et des Québécois.Comme la participation à ces instances internationales est strictement réservée aux seuls États reconnus, notre devoir démocratique nous interpelle de plus en plus si nous voulons préserver ce que nous sommes et si nous voulons assurer, pour notre collectivité, un avenir prometteur.

Le gouvernement du Québec a toujours comme objectif l'accession démocratique du Québec au statut d'État souverain. En 1998, dans un avis demandé par le gouvernement fédéral sur la sécession du Québec, la Cour suprême du Canada a reconnu la validité démocratique du projet souverainiste québécois. Dernièrement, le gouvernement du Québec a dû, à cet égard, dénoncer l'adoption récente d'une loi par le Parlement fédéral canadien qui vise à multiplier les obstacles à l'affirmation par le peuple québécois d'une volonté d'aller en ce sens et ainsi à conférer,en définitive, un veto à la majorité anglophone du reste du Canada sur l'avenir du Québec.

Par la loi C-20, le Parlement fédéral tente de s'attribuer le droit de dicter le libellé de la question référendaire et le projet à débattre, alors que ces éléments relèvent des prérogatives de l'Assemblée nationale et du peuple québécois. Par la loi C-20, le Parlement fédéral s'attaque en outre à des principes démocratiques fondamentaux en écartant la règle du 50 % + 1 et en lui préférant un seuil qu'il fixera arbitrairement une fois les résultats référendaires connus. Il tente aussi d'imposer unilatéralement une liste de sujets à traiter dans les négociations postréférendaires. Pourtant, nulle part dans l'avis consultatif rendu par la Cour suprême du Canada, le Parlement fédéral est-il autorisé ou invité à adopter pareilles mesures législatives.

On comprendra, par conséquent, que cette loi contribue à détériorer l'état des relations entre le Québec et le Canada au sein de la fédération canadienne en mettant en cause la liberté du peuple québécois dans les décisions intéressant son avenir politique, ainsi que les prérogatives de l'État du Québec, seul État majoritairement francophone en Amérique du Nord.

Je vous remercie de votre attention. Je vous souhaite un agréable séjour à Québec, ainsi que des délibérations intéressantes et fructueuses dans le cadre de votre congrès.